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Covid-19 : « Qu’ont fait les GAFA pour nous, dans cette période ? »

C’est en tout cas la question rhétorique qu’adressait Sébastien Bazin, PDG du Groupe Accor, dans son intervention dans le cadre du Online summit business rebound qui avait lieu le 29 avril dernier. En effet, face à la crise sanitaire mondiale, l’Europe entière se mobilise tous azimuts pour endiguer cette pandémie aux lourdes conséquences économiques. Ainsi, États en première ligne, mais aussi grands groupes, industriels, artistes ou encore personnalités de la société civile se mobilisent tous, à leur échelle, via des mesures, des financements extraordinaires, ou encore simplement des actions de sensibilisation. Dans une tribune publiée récemment, je me demandais si Facebook, et par extension les géants du web, n’étaient pas les grands gagnants de la crise. Or, with great power comes great responsibility. Comment les grands du numérique ont-ils rejoint cette mobilisation généralisée ? Quelles sont les mesures concrètes prises par les GAFA dans cette période ?

Les GAFA seraient-ils de manière paradoxale les grands absents de la mobilisation mondiale face au Covid-19 ? Enquête.

©unsplash

Les GAFA face au Covid-19 : entre mesures tech controversées et financements de surface

Les premiers jours de confinement ont été rythmés par une série d’articles issus de médias spécialisés, mais également de grands titres généralistes qui tantôt informaient, tantôt saluaient la mobilisation inédite de Google et de Facebook qui ont donné accès à une partie de leur data de géolocalisation aux gouvernements du monde entier pour leur permettre d’étudier la propagation de la pandémie. En effet, s’agissant des mesures technologiques, les GAFA, grands collecteurs et détenteurs de data, apparaissent comme les chefs de file de la mobilisation. Google et Apple ont annoncé par exemple leur union en vue de proposer des solutions de développement de contact tracing. Dès la mi-mai, les systèmes d’exploitation mobiles iOS et Android seront ainsi en mesure d’accueillir des applications de suivi numérique des patients malades. Le but ? Retracer les déplacements des patients infectés au Covid-19, pour remonter la chaîne de transmission du virus (voir qui a été en contact avec les malades) et arrêter sa propagation. Dans un deuxième temps, Google et Apple comptent directement intégrer le contact tracing dans leurs systèmes d’exploitation ; les utilisateurs qui souhaiteraient activer cette technologie ne devront même plus télécharger d’application.

Mais ces mesures exclusivement technologiques comportent intrinsèquement des limites dans la mesure où elles ne sont pas accompagnées d’une forte réflexion sociologique quant aux usages et aux conséquences que ces dernières peuvent avoir sur la vie privée ou encore sur les libertés personnelles. De nombreux chercheurs et philosophes ont ainsi cherché à alerter quant aux conséquences irréversibles que la mise en place de ce qui s’apparente à un système de surveillance de masse en Europe dans le contexte du Covid-19 pouvait avoir sur le visage-même de nos démocraties occidentales… En France, il n’a fallu que très peu de temps, avant de voir naître la polémique liée à l’appli #StopCovid, précurseure des solutions qui sont en train d’être mises au point par Google et Apple.

On peut donc espérer une réaction tout aussi virulente face à la récolte et au contrôle d’informations si précieuses par des entreprises privées américaines — lesquelles se chargent ainsi d’une forte dose de biopouvoir[1].

Sur un plan économique, nous avons vu ces dernières semaines fleurir des initiatives des grands groupes mondiaux qui annonçaient tout un ensemble de mesures leur permettant de se joindre aux efforts collectifs pour combattre la pandémie. Ainsi, de nombreux chefs d’entreprise ont fortement diminué leur rémunération de manière à ce que la différence d’argent soit allouée aux fonds pour la recherche, l’information ou la production/ l’achat de masques, etc. … Des grands groupes hôteliers ont ouvert leurs hôtels vidés par le confinement aux personnes sans domicile fixe, qui ont pu ainsi se protéger du virus et arrêter de contribuer involontairement à sa propagation. Des entreprises mondiales du secteur cosmétique ont mis la production des crèmes et des parfums en stand by en faveur de la production de gels hydroalcooliques. Des grands groupes du secteur bancaire ont également débloqué des dizaines de millions d’euros d’aides aux hôpitaux, aux populations fragiles et aux élèves en difficulté. On l’aura compris, la mobilisation est grande à la hauteur de la gravité de cette crise.

Les GAFA(M) ont elles aussi rejoint cette mobilisation financière, directement ou indirectement. Les chefs de ces grandes entreprises, qui sont d’ailleurs détenteurs à l’heure actuelle des plus grandes fortunes mondiales, ont fait la course aux dons pour combattre le Covid-19. Ainsi, Jack Dorsey (Twitter), Bill Gates (Microsoft), Jeff Bezos (Amazon) ou encore Mark Zuckerberg (Facebook) font partie des chefs d’entreprise dont les dons ont été les plus conséquents au monde. Mais que Mark Zuckerberg et son épouse, Priscilla Chan, décident de verser 25 millions de dollars, via leur fondation, pour la recherche de thérapies pour soigner les personnes atteintes du Coronavirus, ne revient pas à la même chose que Facebook s’engage à payer un « impôt de guerre contre le Covid-19 ». En effet, ces dons sont faits à titre privé et la confusion souvent faite entre ces PDG fondateurs, stars de l’économie numérique, et leurs entreprises-mêmes apparaît ici comme étant bénéfique à ces dernières.

Ceci étant dit, les GAFA ont également pris quelques engagements et fait des promesses. Ainsi, Apple a livré 20 millions de masques aux hôpitaux et s’est engagé, dans un tweet publié à partir du compte officiel de Tim Cook, à fabriquer 1 million de visières par semaine. Facebook a donné accès gratuitement à sa Workplace[2] aux gouvernements et aux services d’urgence et a promis des aides aux petites entreprises fortement touchées par le coronavirus dans 30 pays, à hauteur de 100 millions de dollars. Google, quant à lui , a lancé un Fonds mondial d’aide d’urgence pour le journalisme par le biais de la Google News Initiative afin d’aider les petites et moyennes entreprises de presse à produire des informations originales au niveau local.

De la mobilisation soit, mais pour des entreprises dont le capital social est supérieur aux PIB de la plupart des petits États du monde, tout cela paraît encore bien léger… en tout cas, encore bien éloigné de la mesure liée à une taxation des GAFA de plus en plus plébiscitée dans le contexte du Covid-19.

Par ailleurs, si Google, Facebook et Apple ont pris des engagements, les GAFA comptent également parmi leurs rangs un « très » mauvais élève : Amazon.

Conçu initialement en tant que librairie en ligne sans problématique liée aux stocks et pouvant mettre à disposition de ses clients des livres rares, Amazon est d’abord apparu comme une opportunité pour les utilisateurs, mais aussi pour les éditeurs qui ont référencé en masse leurs produits. Depuis, Amazon s’est lancé dans la vente des livres d’occasion — évolution qui a mis les libraires dans une posture de concurrence vis-à-vis du géant du web, ou plus précisément les a basculé dans un système de « co-opétition »[3] dans le cadre d’une plateforme à trois versants — éditeurs — internautes et libraires, dont le grand gagnant est Amazon.

S’il est décrié pour avoir ainsi monopolisé le marché du livre, et, depuis sa forte diversification à la vente online de presque tout (prêt-à-porter, jeux, produits alimentaires…), pour chercher à s’accaparer l’intégralité du e-commerce, Amazon l’est aussi quant à sa gestion de la crise sanitaire Covid-19. En effet, pendant que la France entière était confinée, les commerces de proximité fermés et leur existence-même mise en péril par la mesure, « en périphérie des grandes villes, il continuait à exister des lieux où l’on se confinait à plus de mille » : les entrepôts logistiques d’Amazon[4]. Face à cette situation de fait profondément inégalitaire, le 14 avril, le tribunal judiciaire de Nanterre, saisi par l’Union syndicale Solidaires, a ainsi condamné Amazon à ne livrer que les « produits essentiels » (alimentaires, d’hygiène ou médicaux), qui représentent moins de 10 % des produits habituellement vendus par le e-commerçant, sous peine d’une amende s’élevant à un million d’euros par jour et par infraction constatée. Résultat des courses : Amazon a immédiatement suspendu les activités de ses centres de distribution dans le pays.

Dans une économie globale qui s’effondre à cause de la crise liée au Covid-19, les GAFA affichent une « une santé économique insolente » exacerbée par le confinement, dans la mesure où celui-ci oblige les individus à donner aux gestes et aux habitudes du quotidien une dimension virtuelle. Acteurs économiques mondiaux de première lice, les GAFA se doivent donc de contribuer massivement à l’effort collectif. Or, sous couvert d’une participation au niveau du tech, qui les concernerait en priorité, les mesures concrètes prises jusqu’à présent demeurent minimes.

L’absentéisme systémique. Un trait de figure des GAFA ?

Bien avant la crise du Covid-19, les GAFA ont fréquemment été mises sur le devant de la scène, accusées de proliférer des fake-news, décriées pour nuire aux éditeurs qui exigent depuis octobre 2019 un droit voisin en vertu du fait que ce sont leurs contenus qui font la richesse des plateformes, ou encore jugées de manière répétitive dans des cours européennes pour le non-respect des règles de la concurrence. L’absence de mesures a souvent été la réponse des GAFA face aux polémiques.

Avec le numérique, les règles et le fonctionnement de l’économie ont fondamentalement changé, mais sans évolution adéquate du cadre régulateur. Adam Smith théorisait la « main invisible »[5] dans un monde où on se déplaçait en charrette. Qu’en est-il du nôtre où tout est jeu d’écriture, gestion de flux d’informations beaucoup moins visibles, où les gate keepers ont été remplacés par les gate watchers et tout devient une problématique d’accès plutôt que de mise en visibilité ? Gratuité, plateformes multiversants[6], effets de réseaux directs et indirects[7], publicité automatisée et ciblée… il ne s’agit là que de quelques réalités de cette nouvelle économie qui se structure sur Internet et dont le marché pertinent devient le marché de l’attention — ou encore le marché de la data, cela reste à définir. La problématique ? Ce marché se concentre autour d’une poignée d’entreprises, les GAFA essentiellement, qui captent toute la valeur, au détriment de tout un ensemble d’autres acteurs voués à disparaître ou encore au détriment des producteurs de contenus.

Le grand problème des OTT (over the top), c’est qu’il s’agit de plateformes qui ne créent pas de contenu, qui ne participent pas au financement des infrastructures[8] (du réseau), qui profitent de l’optimisation fiscale[9] et consolident ainsi des positions monopolistiques de fait, difficiles à remettre en question par des challengeurs.

Pour ne prendre qu’un exemple : une startup pourrait très bien mettre au point un algorithme de moteur de recherche beaucoup plus performant que celui de Google. Aurait-elle pour autant ses chances de s’imposer sur le marché des moteurs de recherche, où Google a le bénéfice de l’antériorité et récolte de la data depuis les années 1990 ? Sans accès à toute cette data, aucun challengeur ne pourrait perfectionner son produit et proposer ainsi une meilleure qualité de service, et ce même dans le cas où son algorithme de base serait objectivement meilleur.

L’historique des données fonctionne en effet comme une barrière dans l’entrée sur le marché. Si une parfaite concurrence walrassienne[10] demanderait un échange de l’ensemble des données récoltées avec tous les acteurs, dans le réel, cela poserait bien entendu de vrais problèmes liés à la protection des données. C’est ce qui explique en tout cas aujourd’hui l’émergence d’un modèle économique à part entière dans le monde des startups : je crée une super appli, j’investis tout ce qu’il y a à investir pendant 5 ans et ensuite je vends à Google. Il s’agit du modèle économique du rachat, qui devient un hobby très prenant, mais cela crée de vrais problèmes de distorsion par rapport au marché publicitaire notamment.

Quelles sont aujourd’hui les autorités compétentes pour réguler ces services transnationaux, over the top ? L’Autorité de la concurrence française, la Commission européenne, la Federal Trade Commission aux États-Unis ? Ce n’est pas clair, et c’est bien ce qui fait que l’ensemble des problématiques en cours ne sont jamais réellement et définitivement tranchées.

On l’aura compris, les GAFA sont les grands absents de ce qui rend possible matériellement et économiquement cette interconnexion mondiale appelée Internet, et paradoxalement, ce sont ceux qui en profitent le plus. L’absentéisme semble systémique et inhérent au fonctionnement même des GAFA. Comme déjà évoqué, la crise du Covid-19 ne bouleverse pas profondément cet habitus par des mesures à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre d’elles. Cependant, à en croire les prises de parole officielles ou encore les modifications des interfaces de certaines GAFA, leur mobilisation dans le cadre du Covid-19 s’apparenterait quasiment à de l’activisme… Qu’en est-il en réalité ?

Parmi les GAFA, G&F les plus mobilisées ou les plus opportunistes ?

Au regard des premières réactions et des dispositifs mis en place dans la cadre du Covid-19, nous pouvons aisément séparer les GAFA en deux positionnements bien distincts.[11]

D’un côté, Amazon et Apple, qui n’ont pas des utilisateurs, mais des clients à satisfaire, ont mis en place des stratégies réactives, de réassurance, en affichant sur leur site internet de simples messages du type « Compte tenu de la situation actuelle, nos délais de livraison peuvent être rallongés » (Amazon), ou encore « Nos magasins sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Nous tenons cependant à offrir le meilleur service possible à notre clientèle. […] Nous avons hâte de vous revoir » (Apple).

De l’autre, Facebook et Google ont, quant à eux, mis en place des stratégies proactives visant à les crédibiliser face à leurs utilisateurs, mais également face aux clients professionnels, à qui elles vendent des espaces publicitaires dont le prix augmente en fonction du trafic qu’elles génèrent. Leur positionnement apparaît donc avant tout comme opportuniste, puisque faire preuve d’implication civique et de crédibilité informationnelle dans la lutte contre la pandémie apparaissait comme la condition sine qua non pour fidéliser les usagers actuels et pour en attirer de nouveaux. En effet, face à une crise mondiale, c’est le pendant informationnel des services comme Google et Facebook qui apparait comme étant le plus stratégique, et la mainmise sur l’espace public via le contrôle de l’information devient la pomme de la discorde des géants du numérique. Mais regardons de plus près les évolutions opérées par Facebook et Google dans le cadre de leur mobilisation contre la pandémie Covid-19 !

J’ai récemment dédié une tribune entière à Facebook et notamment aux conséquences néfastes que son positionnement en tant que plateforme d’information, exacerbé dans le cadre de la crise du Covid-19, pouvaient avoir sur l’industrie de la production du contenu. J’y ai détaillé un certain nombre d’évolutions de son interface qui « trahissent » de manière assez explicite ce nouveau positionnement. Depuis le 20 avril, la date de la publication de cette tribune, quelques autres évolutions de l’interface de Facebook ont attiré mon attention et ne viennent que renforcer cette même idée. Je ne vais prendre qu’un seul exemple : chacune de nos toutes premières connexions quotidiennes sur Facebook, s’accompagnent désormais d’une mise en avant dynamique, de type pop-in de la désormais fameuse rubrique « Covid-19 : Centre d’information » :

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Mais assez avec Facebook. Qu’en est-il de Google ?

C’est en tout cas la question que je me suis posée lorsque j’ai tapé, il y a tout juste deux jours la toute première fois « Covid-19 » dans la barre dédiée aux requêtes du moteur de recherche. Voici ce sur quoi je suis tombée :

Rien ne vous surprend ? Sommes-nous toujours dans une SERP (page de résultats d’un moteur de recherche) ? Ou bien atterrissons-nous sur une page dédiée au Coronavirus structurée selon une logique bien précise de mise en scène de l’information et qui sert une ou plusieurs causes bien précises ? Vous l’aurez compris, ma question est rhétorique. Google a développé une landing page Covid-19, qui n’a pas besoin d’URL précise pour exister, qui s’affiche sans faille à une multitude de requêtes distinctes : « Covid-19 », « Coronavirus », « Covid », « nouveau coronavirus », « pandémie corona »… Bref, les chances que la sérendipité prétendue du web soit outrepassée et que l’on tombe sur cette page Google sont grandes…

Par ailleurs, cette page a une autre spécificité. A la différence de n’importe quel autre annonceur — gouvernemental, média, entreprise privée — pour créer cette landing page, Google n’a pas besoin d’être propriétaire des contenus présents sur cette dernière. Pour autant, cette page fournit au simple survol tout un tas d’informations qui peuvent se suffire en elles-mêmes (le nombre de cas, confirmés et de décès en France et dans le monde, les titres du jour dans les journaux nationaux et dans la presse locale, la liste des symptômes du virus, les moyens de prévention comme les gestes barrière, ou encore des statistiques détaillées…), justifiant par là-même la présence plus ou moins prolongée sur cette landing page d’un grand nombre de consommateurs d’information.

En réalité, cette évolution n’est pas si nouvelle que cela. Grâce à des snippets très enrichis, Google retient sur ses pages de recherches un trafic important d’internautes qui auparavant cliquaient sur le site de Météo-France pour connaître les pronostics météorologiques de la journée, se rendaient sur AlloCiné ou bien sur les sites des cinémas pour vérifier les prochaines séances, ou encore allaient sur les pages Wikipédia pour appréhender rapidement un sujet complexe ou une information qui leur échappait. En clair, via ce nouveau fonctionnement opportuniste, devenu criard dans le cadre de la crise actuelle liée au Coronavirus, Google détourne le trafic de tout un tas d’annonceurs qui deviennent obsolètes, ou en tout cas en directe concurrence avec Google lui-même qui choisit de rendre visible (ou non) les contenus que ces derniers produisent à leurs propres frais et efforts.

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Une fois que l’internaute a identifié la réponse à sa requête — et ce sans même un clic supplémentaire -, quel intérêt de se rendre sur le site grâce auquel Google a été en mesure d’être apporteur de réponse ? Aucun. Surtout pour un consommateur d’information de plus en plus habitué au snack content, au tweet, à la micro-information, trait de caractère de l’infobésité.

Quels effets pour les producteurs de contenus ? Eh bien dans le cadre du Covid-19, le fait que la page dédiée du Gouvernement apparaisse en chef de file est considéré comme étant un engagement de la part de Google dans la lutte contre les fake-news et pour l’information et la pédagogie de masse à mener pour combattre la propagation du virus. Par ailleurs, faire partie des quelques titres listés à la une à un moment donné devient le saint graal de tous les médias, car ces derniers gagnent en visibilité et les chances qu’un titre plus accrocheur qu’un autre affiché sur cette page fonctionne comme un clickbait sont grandes. Et si demain le clic n’a plus lieu ? Et si la prochaine évolution d’interface de Google laissait les internautes piégés dans les SERPs tels les jeunes Athéniens offerts en proie au Minotaure ?

Que deviendraient alors les producteurs de contenu dont le modèle économique impose de se rattraper sur le versant publicitaire, ou alors ceux dont le ROI (retour sur investissement) justifie ou non de nouveaux budgets alloués à leur mission de communication ? Et qu’en est-il des consommateurs d’information et surtout de ceux qui, sans fil d’Ariane, ne sont pas suffisamment armés pour s’extraire du labyrinthe ? Selon quelles logiques Google sélectionne-t-il les contenus pertinents sur sa toute nouvelle page dédiée au Covid-19 ? Pourquoi me verrai-je proposer un titre issu de 20 minutes plutôt qu’un titre du Monde Diplomatique ? Pourquoi Paris Match et non le Courrier International ?

Ce ne sont que des exemples, mais ceux-ci illustrent comment les GAFA viennent s’immiscer dans l’espace public et cherchent à mettre une mainmise sur ce dernier de manière à surplomber l’économie et à renforcer des positionnements over the top.

On l’aura compris, les géants du web ne sont devenus des géants que parce qu’ils ont réussi à surfer sur leur dimension transnationale pour échapper aux logiques de régulation de la concurrence, aux impôts nationaux, ainsi qu’aux financements des infrastructures ou encore des contenus qui donnent tout le sens à leurs plateformes… Dans le contexte de la crise du Covid-19, malgré une apparence de transformation et d’audibilité de la part d’entreprises comme Google et Facebook, on voit que le syntagme « business as usual » est peut-être plus fort que jamais, et que ces acteurs voient dans la crise sanitaire une opportunité pour renforcer leur mainmise sur le marché de l’information et par extension sur l’espace public.
Si l’ensemble de ces points méritent une réflexion et des réponses précises incarnées par des évolutions du social et du politique, les GAFA ne sont pas les seuls acteurs de l’économie du numérique à « mériter » d’être pointés du doigt. En effet, depuis quelques années, des challengers crédibles structurés selon des logiques similaires à celles inhérentes aux GAFA leur permettant de surplomber et d’avaler des secteurs et des métiers à part entière, ont vu le jour. Il s’agit bien entendu des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber…) qui mériteraient eux-aussi une analyse à part entière.

[1] Le biopouvoir est un type de pouvoir qui s’exerce sur la vie : la vie des corps et celle de la population. Selon Michel Foucault, il remplace peu à peu le pouvoir monarchique de donner la mort. L’exercice de ce pouvoir constitue un gouvernement des hommes ; avant de s’exercer à travers les ministères de l’État, il aurait pris racine dans le gouvernement des âmes exercé par les ministres de l’Église.

[2] Le réseau social d’entreprise développé par Facebook, Inc. et proposant des outils tels que les groupes, la messagerie instantanée et le fil d’actualités.

[3] B. Nalebuff, A. Brandenburger, La Co-opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, Village Mondial, 1996.

[4] Découvrez dans ce sens l’excellent dossier Derrière les murs de « l’usine à colis » du Monde Diplomatique.

[5] « La main invisible » est une expression forgée par Adam Smith au milieu du XVIIIe siècle qui désigne la théorie selon laquelle l’ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, guidées uniquement par l’intérêt personnel de chacun, contribuent à la richesse et au bien commun.

[6] Il s’agit de plateformes structurées autour de 4–5 versants d’activités avec des synergies entres marchés qui peuvent se nuire les uns aux autres alors que leur cœur de métier est complètement différent, et ce avec des répercussions très graves sur la concurrence, mais aussi sur les consommateurs. Des métiers entiers seront progressivement voués à disparaître juste parce qu’ils n’auront pas réussi à être compétitifs selon ces nouvelles règles.

[7] On parle d’effet de réseau direct quand la présence d’un consommateur supplémentaire sur le marché entraîne une valeur supplémentaire pour le produit pour tous ceux qui le consomment déjà ou pour ceux qui ne le consomment pas encore (nouveaux utilisateurs). Exemple : si aucune de nos connexions interpersonnelles n’avait de compte Facebook, nous n’aurions pas intérêt d’en avoir un non plus. On parle d’effet de réseau indirect lorsqu’un marché numéro 1 crée de la valeur pour un marché connexe numéro 2. Exemple : le marché de la vente de musique en ligne crée de la valeur sur un marché numéro 2 qui est celui de la vente des casques.

[8] Aujourd’hui quand on veut se lancer en tant qu’opérateur de téléphonie mobile en France, le régulateur oblige l’entreprise entrante à couvrir un pourcentage de la population française, mais aussi un pourcentage du territoire géographique de la France via son propre réseau (25 % lorsque Free s’est lancé en 2011). C’est ce qu’on appelle le coût de desserte, qui n’est guère intéressant à couvrir économiquement parlant pour l’entreprise, mais qui permet d’assurer qu’il n’y ait pas de diagonale du vide ou de grands exclus sur le territoire français. S’agissant des géants du numérique, à défaut d’une autorité transnationale en capacité de réguler, même si l’ensemble des « produits » des GAFA ne pourraient simplement pas exister sans le réseau et la couverture du plus grand nombre, aucune de ces grandes entreprises du numérique n’a financé quelconque infrastructure, et encore pire, ils bénéficient de manière outrancière de la bande passante d’un grand nombre d’opérateurs qui les jugent comme étant prioritaires par rapport à de plus petits acteurs. On pourrait se demander aujourd’hui dans quelle mesure il ne relèverait pas de la responsabilité des GAFA de financer le coût de desserte du continent africain, pour ne prendre qu’un exemple.

[9] Un grand nombre de théoriciens et économistes ont conçu les utilisateurs d’un ensemble de services comme Facebook, non plus en tant que consommateurs, mais en tant que producteurs de contenus et d’interactions qui donnent de la valeur à la plateforme. En effet, dans la mesure où c’est bien le travail des internautes qui s’inscrivent et passent leur temps sur Facebook qui donne plus de valeur au service pour les utilisateurs qui y sont déjà et accroissent l’attractivité de la plateforme pour ceux qui n’y sont pas encore, cette présence facilement assimilable au travail justifierait économiquement parlant une rémunération. Il faudrait donc que Facebook paie ses utilisateurs, c’est en tout cas le postulat soutenu en France par le rapport Collin & Colin (2013) qui conclut sur le fait que plutôt que de payer chacun des utilisateurs à hauteur de X euros par mois, il suffirait simplement de multiplier le chiffre avec le nombre d’utilisateurs actifs de Facebook en France pour déboucher sur le juste prix d’imposition du géant américain dans l’Hexagone. Il s’agirait ainsi d’un possible calcul de la somme imposable de Facebook en France. Le même type de calcul peut néanmoins se faire avec tout autant d’aisance au niveau européen.

[10] Drouin, Jean-Claude. « 6. Léon Walras, théoricien de l’équilibre économique », Les grands économistes. Sous la direction de Drouin Jean-Claude. Presses Universitaires de France, 2012. URL : https://www.cairn.info/les-grands-economistes–9782130606260-page-63.htm.

[11] Mobilisation des GAFA contre la pandémie Covid-19 : business as usual. The Conversation.

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Écologie de l'attention

Top 5 des tendances éditoriales à l’ère du Covid-19

Il y a quelques jours je publiais une tribune pour proposer un regard critique quant aux effets néfastes de l’emballement médiatique sans précédent lié à la couverture du nouveau coronavirus. Celles et ceux qui ont eu la gentillesse de me relire m’ont rappelé, à juste titre, que pour ceux d’entre-nous qui sommes les mieux « armés » pour sortir la tête du brouillard, des contenus de fond et surtout des formats particulièrement inédits ont vu également le jour pendant cette période. L’ambition de ce papier est justement de partager avec vous un benchmark efficace que j’ai réalisé pour identifier sur la toile cinq tendances éditoriales pédagogiques innovantes (tant du point de vue de la forme que celui du fond), que je qualifierais de remparts contre la « mal-info » ou encore contre les fake-news.
machine à écrire top 5 tendances éditoriales
©Unsplash, Tendances éditoriales 2020

#1 Cartographier non pas pour mesurer le risque, mais pour l’expliquer

J’avais abordé le concept de trajectoire du risque pour définir ce qui serait une nouvelle fonction des médias : le fait d’alerter vs. le fait d’informer. En effet, s’agissant du traitement médiatique d’un virus à propagation fulgurante, le rapprochement géographique imminent de celui-ci apparaît comme un facteur aggravant la tentation des médias de recourir à un traitement alarmiste de cette actualité. 

Or, s’intéresser à la propagation du virus en prenant en compte la variable géographique peut remplir d’autres fonctions en plus de la seule fonction d’alerte qui pourrait être incarnée par la célèbre réplique : « Covid-19 is coming ». Voici les meilleurs exemples dans ce sens : 

⚙︎ Le New York Times consacre sur son site internet une page réservée à l’analyse data de la propagation du virus. On y trouve des cartes interactives et des graphiques particulièrement instructifs.

⚙︎ En partenariat avec Le Temps, une équipe de chercheurs de l’EPLF a réalisé une étude sur les liens entre les articles de presse, les requêtes Google et les mentions du virus sur les réseaux sociaux pour comprendre à quel moment il y a eu une prise de conscience collective de l’ampleur de la situation dans les différents pays européens. 

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⚙︎ Des initiatives personnelles intéressantes ont vu le jour sur les réseaux sociaux comme le le Twitter thread de Loïc Hecht. Celui-ci soulève des problématiques liées à la protection des données et sensibilise en même temps sur la question de la responsabilité individuelle face à cette crise. 

Comme quoi, les angles de traitement du Covid-19 peuvent être diversifiés !

#2 Du flux, de l’instantané pour soigner les addicts en proposant le « bon remède » 

J’avais également conclu sur le fait que dans un monde médiatique complexe qu’on peut caractériser non seulement par une multiplication des sources et des intermédiaires (notamment des médias sociaux qui fonctionnent comme des agrégateurs de titres qu’« il ne fallait pas manquer ») mais surtout par le règne de l’immédiat, les modes de consommation de l’information changent et beaucoup d’entre nous deviennent des « malades d’info ». Ainsi, nous serions devenus accros à cette fonction alarmiste des médias, incarnée si bien, à la télé, par les chaînes d’info en continu ou, sur le web, par l’ensemble des formats directs ou encore par le fonctionnement inhérent d’un réseau comme Twitter. C’est justement pour répondre à ce public ayant succombé non pas au virus, espérons-le, mais à la mal-info, que certaines initiatives inédites ont vu le jour :  

☛ Ainsi, pour accroître son engagement contre les fausses informations, et être accessible au plus grand nombre, Le Monde lance un fil de discussion sur WhatsApp disponible gratuitement. Les utilisateurs qui le souhaitent peuvent recevoir quotidiennement une sélection d’actualités vérifiées, d’informations pratiques, de conseils… 

☛ A son tour, pour combattre les fake-news qui pourraient être consommées par ses utilisateurs accros au flux, Twitter leur propose un fil dédié à l’actualité Covid-19 en France où son algorithme ne recense que les sources officielles ou vérifiées. 

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#3 Fact checking, fake-checking : un nouveau déplacement du rôle des médias dans nos sociétés ?

En effet, à l’ère de la post-vérité, la fleuraison des fake-news a pris une telle ampleur que certains chercheurs se sont demandé dans quelle mesure cet usage détourné du web conversationnel ne risquait pas de remettre en question l’organisation même de nos systèmes démocratiques représentatifs. En effet, l’utilisation intensive de fake-news et les effets pervers de l’exposition sélective des réseaux sociaux auraient conduit à des événements politiques majeurs comme l’élection de Trump ou le Brexit. 

Désormais, les médias qui informent, les médias qui alertent, se doivent de devenir aussi des médias qui assurent le « nettoyage » du web. En clair ? Un grand nombre de médias avaient d’ores et déjà mis en place des dispositifs de fact checking. Le capital anxiété d’une actualité traitant de la propagation d’un virus mondial rend le sujet propice pour que des hordes de collapsologues plus ou moins respectables s’en emparent. Garde aux amateurs d’une bonne vieille théorie du complot ! Ce risque a été vite identifié par certains médias qui ont renforcé leurs dispositifs ou bien en ont mis en place des nouveaux dédiés au coronavirus :

✔︎ Pour démêler le vrai du faux une centaine de médias dans une soixantaine de pays différents se sont associés sur un site internet développé par l’IFCN, le réseau international de vérification. Ce site s’appelle Coronavirus Facts Alliance et contient plus de 3 000 articles au sein de sa base de données.

✔︎ L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) rejoint la lutte contre les fake-news en lançant un chatbot sur WhatsApp qui répond à toutes les questions santé des internautes concernant le Covid-19. 

✔︎ L’AFP, quant à elle, a également pris le sujet à bras le corps et propose un service dédié au fact checking.

✔︎ Les comptes Twitter et Facebook de Fake Investigation, spécialisés dans la vérification de la véracité des images et des vidéos, sont un bon exemple d’initiative née exclusivement sur les réseaux. Si elle n’a pas été créée dans le contexte de la crise sanitaire, cette initiative a bien adapté sa ligne éditoriale dans ce sens.  

#4 Contre la micro-information dénuée de contextualisation ? Le fond, le fond, le fond…

Le snack content a sans doute beaucoup de vertus, mais pas celle d’expliquer à une population planétaire confinée les tenants et les aboutissants d’un virus qui les avoisine, qui impacte leur travail et qui transforme radicalement leur mode de vie ! Qu’il s’agisse des médias, des annonceurs ou des leaders d’opinion en tout genre, plusieurs contenus développés ont retenu mon attention : 

✍︎ Le décryptage du Monde, Moins de bruit, plus de télé, pas d’avions ou presque : la « France à l’arrêt » en douze graphiques

✍︎ L’infographie du Monde aussi, A quoi sert le confinement ?particulièrement inspirante au niveau du format et bénéficiant d’un design plutôt original. 

✍︎ Une landing page dédiée au Coronavirus du National Geographic pas comme les autres ! Les reportages photos sont particulièrement touchants.

✍︎ Des tribunes, des prises de paroles engagées de la société civile, signées par des journalistesdes chercheursdes écrivainsdes dirigeants

#5 Le retour en force d’un format oublié : le journal !

Qui aurait imaginé que, du jour au lendemain, nous allions voir fleurir toutes sortes de journaux intimes, ou pas tant que ça, portant sur toutes sortes de thématiques, mais avec une vocation implicite ultime et quasi exclusive : « comment survivre au confinement ? ». Voici mes préférés : 

☕︎ Le journal de confinement de Wajdi Mouawad en podcast ou bien son initiative « #Au Creux de l’oreille » permettant aux artistes programmés pour la saison 2019/2020 du Théâtre de La Colline de continuer à toucher leur public, en leur interprétant de courts textes au bout du fil…

☕︎ Le « Journal du confinement » de la romancière Leïla Slimani dans Le Monde.

☕︎ La Fondation Jean Jaurès a lancé, avec Le Point et l’Ifop, un journal collectif, « Covid-19 : en immersion dans la France confinée », qui permet de suivre trente personnes de 20 à 75 ans, confinées dans des régions différentes, à qui l’on a proposé de réagir à l’actualité et de décrire leur quotidien.

☕︎ Bonus :  voici également le journal vidéo de mon camarade Arnaud Martien, Je suis confinédisponible sur la plateforme Youtube.  


En réalité, les exemples regorgent et je suis sûre que vous en consultez quotidiennement plusieurs alors n’hésitez pas à partager avec moi les pépites découvertes en commentaire ! 

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Sociologie des médias

Covid-19 : réflexions et questionnements sur les maux d’un emballement médiatique sans précédent

Immédiateté, circularité circulaire de l’information, emballement médiatique, multiplication des sources, des intermédiaires, standardisation et paupérisation des contenus, formats courts, diktat du direct… autant de facteurs qui conduisent à une perte de sens et à une mauvaise compréhension de l’information dont la principale fonction semble être moins celle de permettre de comprendre le monde que celle de se tenir aux aguets des risques du monde. Et si l’information aujourd’hui créait moins le sens qu’elle ne le brouillait ?
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©Twitter, Fil d’actualité Covid-19

Des médias d’information aux médias d’alerte ?

1, 3, 12, 100, 1 000, 25 000… Combien d’entre nous n’avons-nous pas rythmé nos journées sinon nos heures (surtout de confinement !) au rythme du nombre de personnes atteintes par le virus ou bien de celui des personnes ayant succombé définitivement à celui-ci ? Ces chiffres nous ont été communiqués à coups de canons par les médias de manière non-interrompue et souvent non-commanditée. Que cela soit sous la forme de notifications push, sur l’ensemble des chaînes d’info en continu ou bien de manière indirecte (le two step flow¹), via les réseaux sociaux, impossible d’y échapper !

En effet, le Covid-19, peut-être plus que nulle autre actualité, met en lumière le fait que, sous le diktat de l’instantanéité, les médias semblent désormais remplir une fonction nouvelle, non pas d’information, mais d’alerte ; ils deviennent ainsi des pourvoyeurs des trajectoires du risque. Dans le cas de cette crise sanitaire mondiale ayant transité de manière fulgurante d’un côté de la planète à l’autre, c’est justement la dimension géographique du risque (son rapprochement imminent) qui donne au traitement médiatique du Coronavirus une fonction alarmiste d’autant plus forte. En effet, dès la prise de conscience de la gravité de la situation, les médias ont couvert le sujet tous azimuts. Presse écrite, médias en ligne, TV, radios : le Covid-19 s’est imposé avec une vitesse directement proportionnelle à sa propagation mondiale dans toutes les typologies de presse, dans toutes les rubriques, dans toutes les émissions. Ainsi, une étude récente de l’INA² met en évidence le fait que la médiatisation du Covid-19 et de ses conséquences est un phénomène absolument inédit dans l’histoire de l’information télé : du lundi 16 mars au dimanche 22 mars, 74,9 % du temps d’antenne a été consacré au coronavirus et à ses conséquences, ce qui représente une production totale de près de 378 heures d’informations sur le sujet. La presse écrite n’y échappe pas non plus. Une étude menée par Tagaday³ montre que depuis mi-mars, chaque jour, pas moins de 19 000 articles sont consacrés au Covid-19. Les médias sociaux, quant à eux, suivent la tendance et répondent de manière quasi épidermique à cette flambée médiatique. Une équipe de chercheurs de l’EPFL s’est associée au Temps pour réaliser une étude⁴ qui vient comparer trois phénomènes : le volume de recherches Google, celui des articles publiés en ligne par les médias, et les mentions du coronavirus sur Twitter, une boucle vicieuse s’auto-alimentant de manière exponentielle.  

Plus viral sur la toile que dans la rue ? 

Les hashtags se démultiplient, les prises de paroles aussi, tout comme les fake-news qui y trouvent un terreau des plus fertiles. Bref, tout le monde en parle et les réseaux sociaux fonctionnent comme des boîtes réverbérantes des médias et viennent donc renforcer cette nouvelle fonction d’alerte de l’information. Ainsi, de gros volumes d’articles sont concomitants à de gros volumes de tweets. Telles des dépêches AFP mais sans rigueur journalistique ni recoupement de sources, ces micro-bouts d’informations titillent, tiraillent, et, s’agissant de Coronavirus, angoissent. En effet, ce qui est particulièrement intéressant à noter dans l’analyse de Twitter, et encore plus vrai pour ce média social que pour tous les autres aujourd’hui, c’est que ce réseau est utilisé à des fins de recherche d’information par ses utilisateurs. Ayant pleinement conscience de cet usage détourné et non-prémédité à l’origine dans son dispositif sociotechnique, Twitter a proposé à ses utilisateurs depuis février 2018 de nouvelles fonctionnalités qui viennent entériner sa fonction de source d’information. Un exemple en image, la fonctionnalité les « Moments du jour » :

Plus récemment, la section « COVID-19 en France » / « Coronavirus EN DIRECT », qui propose aux utilisateurs du petit oiseau bleu de suivre en temps réel « les informations des sources fiables et officielles », vient consacrer en plus la posture d’alerte endossée par ce média social. 

Facebook, presque par mimétisme avec les médias plus traditionnels, a lui-aussi, de manière particulièrement forte, assumé sa fonction de gardien des trajectoires du risque. La première manifestation la plus tangible de cette fonction remonte au 13 novembre 2015, lorsque Facebook, en plus d’agréger au même titre que Twitter les différentes mises en garde des médias, des leaders d’opinion et des simples internautes, a mis en place son propre système d’alerte/de sécurité : le safety check. Ce système d’alerte a été utilisé depuis à plusieurs reprises par le géant du web dans des situations plus ou moins similaires (tremblement de terre survenu au Népal, attentat terroriste à Londres etc.). La crise liée au Covid-19 ne fait pas défaut à cette dynamique. Le réseau propose en effet à l’ensemble de ses utilisateurs des bannières ou des photos de profil customisées affichant des messages de soutien aux décisions gouvernementales pour endiguer la pandémie, du type « Restez chez vous ! ». Par ailleurs, il va presque de soi qu’EdgeRank, l’algorithme régissant le newsfeed personnalisé de Facebook, a été mis à jour de manière à donner une importance grandissante aux nombreux articles concernant cette crise planétaire.  

On l’aura compris, tous les médias confondus font tout pour nous donner un accès immédiat et élargi à toute l’information liée au Coronavirus. Ainsi, beaucoup de médias traditionnels proposent des abonnements à prix réduits dans le cadre du confinement ou des partenariats inédits avec des réseaux sociaux… Les initiatives en ce sens regorgent… Mais être plus informé, est-ce forcément être mieux informé ? 

Les maux de la « mal-info »

Et si trop d’information – immédiate, dénuée de contextualisation et d’approche pédagogique – tuait l’information, ou en tout cas brouillait les pistes plus que ce qu’elle ne les éclairait ? Dans ce nouveau régime d’alerte, tout se passe comme sila fonction de certains médias (et notamment à cause de l’usage que le plus grand nombre en fait) était d’attiser les peurs plus que de répondre à un réel besoin d’information. Ainsi, la « bonne » consommation de l’information, celle qui répond à un besoin vital, celui d’être relié aux autres et qui remplit une fonction de connexion et de partage, parfois une fonction de communion – notamment lors des grandes « messes » ritualisées comme les débats électoraux, les finales des coupes sportives… – semble battue en brèche par une (sur)consommation de l’info s’apparentant à du pathologique, où l’info deviendrait de la « mal-info »⁵. 

La mal info s’accompagne de réflexes bien particuliers. Le premier est sans aucun doute le renforcement de l’exposition sélective qui correspond au fait de se renfermer dans quelques sources d’info-zones confort. Comment fonctionne l’exposition sélective ? Pour ne prendre qu’un exemple : un internaute identifié « de gauche » par le choix de ses connexions/amis et des pages sur lesquelles il clique se verra proposer par les réseaux sociaux (comme Facebook) toujours davantage de connexions et de pages/profils « de gauche ». Ce double filtrage, effectué par l’algorithme et par les choix de l’internaute, explique le phénomène du filter bubble⁶, à savoir la formation d’une bulle tribale, constituée par l’internaute et par ses semblables, laquelle a tendance à s’enfermer sur elle-même. En effet, à prime abord, faire partie d’un groupe socialement identifié et consommer une information choisie et assumée précisément pour son inscription dans une lecture du monde particulière semble être une pratique valorisante. Mais cette pratique comporte un hic : un grand nombre de consommateurs d’information (souvent ceux les plus à même à lire et à partager des fake news) peuvent ne pas avoir conscience de leur appartenance tacite à un groupe particulier véhiculant des idéologies bien précises. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut rappeler ici ces bulles d’enfermement tant décriées par certains pour avoir conduit au Brexit ou à l’élection de Trump, où les dynamiques créées sur les médias sociaux auraient joué un rôle déterminant.  

Une autre conséquence de ce type de consommation de l’information est celle de la fragmentation. Si on cherche et on lit tout sur un même sujet (comme cela peut être le cas de certains d’entre nous aujourd’hui par rapport au Covid-19) on devient hyperspécialiste de celui-ci, ce qui vient nuire à la possibilité de construire une espèce d’horizon informationnel commun qui nous permettrait d’avoir une base partagée dans la société qui ne se limiterait pas exclusivement au régime d’urgence… En effet, avec une couverture médiatique aussi importante et un accord tacite des publics qui deviennent addicts à la nouvelle fonction d’alerte des médias (médias sociaux y compris !), on se demande honnêtement si le Covid-19 et son endiguement par le confinement n’auraient pas confiné aussi le reste de l’actualité ! 

En effet, à l’heure du confinement, de la distance réglementée et des gestes barrières, comment continuer à faire corps ? Comment continuer à être ensemble en échappant au confort immédiat d’un entre-soi exacerbé, qui comporte intrinsèquement des risques majeurs de polarisation, de logiques binaires, terreaux de la radicalisation, laquelle apparaît comme l’un des maux les plus dangereux qui soient… ?


¹ Katz (Elihu), Lazarsfeld (Paul)– Influence personnelle [trad. de Personal Influence, 1955], Paris, Armand Colin, 2008.

² ÉTUDE. Information à la télé et coronavirus : l’INA a mesuré le temps d’antenne historique consacré au Covid-19.

³ La plateforme de veille médiatique Tagaday (ex-Press’edd) a analysé la place consacrée au coronavirus dans la presse écrite et web, à partir d’un échantillon de 3 000 titres et sites des médias français.

⁴ « Covid-19 : histoire d’une médiatisation », étude réalisée ne partenariat par Le Temps et L’EPFL.

⁵ D. Muzet, La mal info : Enquête sur des consommateurs de médias, Editions de l’Aube, 2006.

⁶ Maudet Nolwenn, « Eli Pariser, The filter bubble, Penguin Books, 2011 », Interfaces numériques, 2013, vol. 2, n°1.