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Qu’est-ce qui fait le succès d’Instagram ?

Instagram a été lancé aux États-Unis le 6 octobre 2010. La promesse de ce nouveau réseau social ? Permettre à ses utilisateurs de partager leurs plus belles photos, sublimées par les fameux filtres Instagram. Aujourd’hui, l’application rachetée par Meta est devenue un incontournable de nos smartphones. Elle est utilisée chaque jour par des millions de personnes partout dans le monde, qui y partagent photos, vidéos, « stories », « reels » ou encore de nombreux messages privés. Alors que les taux d’engagement organique sur les réseaux historiques – Facebook et Twitter – sont en chute libre, Instagram demeure l’un des médias sociaux les plus plébiscités par les internautes. Qu’est-ce qui fait le succès d’Instagram ?

Contrairement à des plateformes comme Facebook ou Twitter de plus en plus décriées pour altérer l’expérience utilisateur en invisibilisant toute publication non-sponsorisée, Instagram enregistre une forte augmentation de sa communauté[1] ainsi que des taux d’engagement organique bien supérieurs[2].

Les créateurs d’Instagram semblent avoir pris en compte le phénomène de mondialisation, exacerbée par la démocratisation d’internet, dans la conception de leur réseau social. À défaut d’une langue mondiale, Instagram semble avoir misé sur l’image comme langage universel. Ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots ?  

En tant qu’instagrammeuse – plutôt passionnée – depuis environ deux ans, j’ai été souvent interpellée par les profils qui s’abonnaient à mon compte. Long story short, des personnes de tout horizon, de tout âge et surtout de tout idiome… Il semblerait que sur Instagram tout se passe comme si la question linguistique ne constituait guère une barrière pour profiter des contenus des autres… My guess? Nul besoin de parler la même langue pour apprécier un paysage insolite, un rayon de lumière, voire un plat préparé avec soin.

L’auto-censure censurée sur Instagram ?

La parole, les mots sont essentiels au fonctionnement des réseaux comme Twitter ou LinkedIn, et cela d’autant plus avec leur transformation progressive dans de véritables plateformes d’information. Avec l’image qui y règne en maître, Instagram, en revanche, sauvegarde d’abord sa fonction de divertissement, mais surtout l’accessibilité de ses contenus.

Le poids des mots… On sait à quel point l’usage d’un mot plutôt que d’un autre laisse entrevoir une grille de lecture du monde ainsi qu’un ancrage idéologique. Les mots deviennent donc des barrières à l’engagement, d’une part parce qu’ils sont exprimés dans une langue spécifique par définition non-universelle, et d’autre part parce qu’ils renforceraient le phénomène d’auto-censure.

Dans les premières années de Facebook, le ratio entre les créateurs de contenu (ceux qui publiaient) et ceux qui consommaient ces contenus passivement (vues, likes..) était de 10 % vs. 90 %. On observe que se reproduisent en ligne des phénomènes sociaux préexistants, comme le fait que les gens préfèrent souvent passer sous silence des opinions qu’ils savent minoritaires. La « spirale du silence » théorisée par Elisabeth Noelle-Neumann en 1974 met en avant le fait l’individu, face à la crainte de se retrouver isolé dans son environnement social, aura tendance à taire son avis. A cela s’ajoutent les barrières sociales plus classiques, comme le fait de ne pas être en mesure d’écrire dans la « langue dominante », en employant les « bons mots », et donc de ne pas se sentir légitime à écrire[3].

Avec l’acculturation aux réseaux et le développement en masse du web social, ce ratio a été modifié. Les fameuses bulles informationnelles créées par les algorithmes de certains réseaux sociaux ont permis la libération de la parole de nombreuses personnes, confortées justement par l’impression de partager des opinions majoritaires, et ce pour le meilleur (avec la libération de la parole des classes minoritaires, des victimes, me too, etc.) ou pour le pire (avec la prolifération des théories complotistes et des fake news). Mais combien d’entre nous avons toujours un (faux) compte Twitter qui nous permet de suivre sans jamais tweeter ?

L’auto-censure peut naître également du fait que l’on a de plus en plus conscience des phénomènes de surveillance ou tout simplement du fait que nos présences sociales sont constamment analysées par des amis, des connaissances, voire par d’éventuels partenaires d’affaires ou employeurs, et qu’elles peuvent, selon les subjectivités de chacun.e, nous porter préjudice.  

« Une image vaut mille mots », le fonds de commerce d’Instagram

Insta – instant – instantané. Gram du grec ancien γράμμα, grámma (« signe, écrit »). À la recherche d’une étymologie un peu poétique du nom de l’outil, on peut entrevoir la promesse de l’application. L’image-signe, l’image-langage comme point de rencontre, de lien.  

Si Instagram est une plateforme résolument visuelle, c’est parce qu’elle se veut universelle, tout comme son contenu. Si les images sur Instagram racontent des histoires, nous faisons l’hypothèse qu’entre l’histoire racontée par celle ou celui qui publie son cliché et la réception de ce dernier, il y a un éventuel décalage.

En effet, l’interprétation d’une image ne peut être que personnelle, donc plurielle, ce qui fait que la majorité du contenu publié sur Instagram est facile d’accès. Pour accueillir, pour interpréter une image, on fait appel à notre propre grille de lecture du monde et à notre imaginaire propre. Dès lors, Instagram, contrairement aux autres réseaux, débloquerait à la fois le phénomène d’auto-censure et celui de l’enfermement dans une bulle (algorithmique ou choisie), dans une communauté partageant exactement les mêmes idées et les mêmes valeurs que soi. Davantage qu’un journal intime donné à voir aux autres, Instagram serait-il un reflet de soi, un miroir où l’on voit ce qu’on a envie de voir ?

Quoi qu’il en soit, une image pourra ainsi « parler » à des personnes de toute culture, de toute classe socio-professionnelle, de tout idiome, de toute zone géographique, bref de tout horizon ! Chacun n’y verra ni n’en retiendra pas forcément la même chose, et ce n’est pas grave. Cela empêche notamment le risque de polarisation constaté sur les autres réseaux sociaux – Twitter et Facebook en chefs de file. Instagram devient ainsi un lieu de partage de symboles et de construction progressive d’un horizon symbolique commun. Par ailleurs, un réseau qui fonctionne comme un miroir de soi est plus réconfortant, davantage capable de débloquer la parole (ou plutôt l’image-parole). Le fait que le visuel, l’image représente la première fonction et le fonds de commerce d’Instagram explique au moins en partie son succès.

De nouvelles fonctions pour Instagram pour renforcer l’universalité de ses contenus

Depuis fin 2022, Instagram déploie une nouvelle fonctionnalité qui permet de donner une ambiance musicale aux photos sur le réseau. Ainsi, au même titre que pour les stories ou les reels, les utilisateurs ont désormais la possibilité d’accompagner leurs photos par un morceau sonore de leur choix. Quoi de mieux pour renforcer l’universalité des contenus sur Instagram, si ce n’est l’ajout d’un second langage universel ?

La musique est une part importante de l’expression sur Instagram, et nous sommes ravis d’offrir la possibilité d’ajouter de la musique aux publications photos dans le feed comme cela est possible avec Reels and Stories. Quel que soit le format qui fonctionne le mieux pour raconter votre histoire, vous pouvez désormais ajouter une bande-son à vos publications photos préférées pour leur donner vie ! explique Instagram dans sa publication annonçant sa nouvelle fonctionnalité.

Bien entendu, il n’est pas surprenant de voir Instagram développer davantage de fonctions axées sur la musique, laquelle est un élément clé du succès de son concurrent direct : TikTok. Sur la plateforme chinoise, les marques médianes gagnent un taux d’engagement moyen par abonné de 4,1 %, soit 6 fois plus que sur Instagram et bien plus que sur Facebook ou Twitter. Il s’agit d’ailleurs du réseau social qui enregistre la plus forte croissance de sa communauté en 2022. Si TikTok mise dès le départ non pas sur la photo, mais sur la vidéo comme typologie de contenu phare pour son réseau, l’usage qui en est fait – sans être exclusif – est particulièrement intéressant et ne vient que renforcer les idées exprimées jusqu’à présent. On trouve sur TikTok majoritairement de la danse et de la musique : là encore, pas besoin de parler pour se comprendre !


[1] Instagram a atteint plus de 1,2 milliard d’utilisateurs en 2022, avec environ 32 millions de nouveaux utilisateurs en un an. 

[2] Le taux d’engagement moyen sur Instagram en 2022 était de 1,9 % vs. 0,07 % pour Facebook ou encore 0,05 % pour Twitter.

[3] Voir la sociologie de Pierre Bourdieu les concepts « capital culturel » et « habitus »

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Facebook – nouvelle ère, nouvelles fonctionnalités, nouvelles ambitions

Alors que 1,7 milliard de personnes à travers le monde sont contraintes de rester chez elles pour endiguer la propagation du nouveau coronavirus, les statistiques d’utilisation des médias sociaux explosent. Facebook n’y fait pas défaut. Ce réseau, jugé depuis quelques années comme étant poussiéreux ou has been, est peut-être le grand gagnant de la crise puisqu’il connaît un retour en force dont la plateforme compte tirer parti, comme en témoignent ses toutes nouvelles fonctionnalités. Le Covid-19 marquerait-il un tournant pour Facebook à la recherche d’un nouveau positionnement sur le marché de l’économie numérique ? 
Mark Zuckerberg
©Unsplash, Annie Spratt, Facebook

Devenus des outils indispensables pour maintenir le contact avec nos proches pendant le confinement, les réseaux sociaux ne font pas partie des secteurs fortement impactés par la crise économique liée au Covid-19. En effet, comme le montre une étude de Kantar, dans les dernières phases de la pandémie, la navigation globale sur le web a augmenté de 70 %. De même, le temps passé sur les médias sociaux a également connu une hausse de 61 % par rapport aux taux d’utilisation observés habituellement. Si Whatsapp, la plateforme de messagerie de Zuckerberg, est l’application de médias sociaux dont l’utilisation a le plus progressé, Facebook et Instagram ont tous deux connu une augmentation des connexions de plus de 40 % chez les moins de 35 ans. 

Facebook nouvelle ère : une plateforme multifonction, « tout en 1 »  

Il y a seize ans, lorsque Mark Zuckerberg lançait TheFacebook.com en 2004, la seule fonctionnalité de ce réseau social était de permettre aux étudiants d’un même campus de se rencontrer. Depuis, Facebook dépasse de très loin les visées initialement prévues dans son dispositif sociotechnique… et a pendant plusieurs années disposé d’une position monopolistique sur le marché du social media. 

Malgré son déclin au profit de nouvelles plateformes –Twitter, Instagram, Whatsapp, Snapchat, TikTok – que le géant du web a tenté d’acquérir avec plus ou moins de succès, Facebook continue toujours à apparaître comme indispensable pour un grand nombre de ses utilisateurs, et ce n’est clairement pas pour les raisons qui les ont poussés à leur toute première connexion. Facebook a en effet su évoluer au fil du temps et de nombreuses fonctionnalités sont venues s’agréger à la plateforme pour enrichir l’expérience de ses utilisateurs. Qu’il s’agisse de Facebook Messenger ou de la fonctionnalité Événements, on trouve toujours une bonne raison pour ne pas supprimer son compte !

Il y a tout juste une semaine, le lundi 13 avril 2020, en faisant le tour des médias et des médias sociaux que je consulte régulièrement, lors de ma connexion sur Facebook (devenue quotidienne depuis le confinement), j’ai découvert le tout nouveau menu de la plateforme, lequel m’a interpellée à plusieurs niveaux… 

Véritable tournant qui marquerait un nouveau positionnement de Facebook ou juste nouveauté UX de mise en scène des fonctionnalités qui m’aurait permis d’en prendre conscience ? Facebook se veut de plus en plus un tout nouveau web au sein du World Wide Web et qui, bien entendu, s’il devait arriver à ses fins, le supplanterait ! Pour étayer mon hypothèse, je vous soumets un schéma et je vous laisse juger par vous-mêmes !

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Je vous l’accorde, la plupart de ces fonctionnalités ne sont pas fondamentalement nouvelles. Il y a cependant une entrée de ce menu qui a particulièrement retenu mon attention : la toute première ! 

Pourquoi ? Selon moi, elle marque une nouvelle ère qui permettrait à Facebook un positionnement stratégique nouveau ou, en tout cas, plus assumé, en tant que plateforme d’information.

Facebook à l’ère du Covid-19 : un nouveau Twitter ?

Crise sanitaire mondiale, plateforme utilisée mondialement… With great power, comes great responsibility, c’est en tout cas la posture politique endossée ouvertement par Facebook dans ses prises de parole officielles, mais également indirectement via de nouvelles fonctionnalités et via des messages dissipés un peu partout au sein de la plateforme…

En ce qui concerne sa position officielle, Facebook, tout comme Google, a annoncé le partage d’une partie de sa data avec les gouvernements du monde entier, de manière à permettre à des chercheurs de mieux comprendre la dynamique de la pandémie. Si cette ouverture sans précédent pourrait avoir de lourdes conséquences sur la vie privée et sur le visage de nos sociétés démocratiques – on ne sait toujours pas ce qui en sera fait, restons optimistes ! -, à ce stade, elle est avant tout extrêmement forte symboliquement parlant. Facebook et Google apparaissent sur la scène internationale en position de force, ils prouvent être des interlocuteurs aussi forts – sinon plus forts – que les Etats… Next step ? Une ambassade de Facebook dans tous les Etats du monde ?…

Mais revenons dans le digital (le confinement impose !). En effet, qu’il s’agisse de Facebook ou de Twitter, aucun de ces réseaux n’a conçu à l’origine son dispositif sociotechnique pour l’actualité et la presse¹. C’est bel et bien la fonction sociale de ces réseaux qui a imposé l’utilisation de ces plateformes pour partager et suivre l’actualité. En effet, l’information relève d’un besoin vital, celui d’être relié aux autres, et Facebook a pris assez rapidement conscience du potentiel de cet usage de sa plateforme. Ainsi, si en 2011 encore on se connectait sur Facebook presque exclusivement pour suivre l’actualité de ses amis et de sa famille, dès 2012-2013, un changement drastique de l’algorithme régissant le news feed de Facebook a donné une importance grandissante aux actualités avec un grand « A » au détriment de celles de nos connexions interpersonnelles. Un nouveau changement de cap a eu lieu en 2015, dans le contexte des attentats du 13 novembre à Paris, lorsqu’en créant les safety check Facebook se positionne en apporteur de solutions et en gardien des trajectoires du risque dans le cadre des crises… Or quel sujet possède un plus fort potentiel viral qu’une catastrophe, de préférence mondiale ?… Quelqu’un a dit « viralité » ? Que celle-ci ait lieu sur Facebook !

Vous l’aurez compris, la crise liée au Covid-19 vient simplement entériner cette fonction d’information et d’alerte de la plateforme. Sa dimension mondiale semble d’ailleurs donner à Facebook une légitimité toute nouvelle, puisque la plateforme crée le 13 avril 2020 une nouvelle entrée dans son menu : « COVID-19 – Centre d’information ».

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Il ne s’agit en réalité de rien d’autre que d’un fil d’actualités thématique portant sur la pandémie. 

Sans minimiser la gravité de cette crise sanitaire ainsi que l’indispensable mobilisation solidaire de l’ensemble des acteurs socio-économiques, Facebook y compris, Covid-19 reste malgré tout une actualité parmi d’autres… Or, proposer en tant qu’entrée distincte une actualité chaude au sein d’un menu de navigation, froid par définition – qui habituellement propose des grandes catégories à ses utilisateurs leur permettant ainsi d’explorer les fonctionnalités de la plateforme- est tout sauf anodin. S’agirait-il ici d’une première étape visant à habituer les utilisateurs européens de Facebook à sa nouvelle visée informationnelle² ? En effet, quid de « Covid-19 – Centre d’information » une fois la pandémie endiguée ? My guess ? Cette entrée sera aussitôt remplacée par une catégorie à part entière donnant accès aux actualités par Facebook, entérinant ainsi un usage de fait de la plateforme qui, de réseau social, deviendrait une plateforme d’information de manière assumée. Aux Etats-Unis, cela porte déjà un nom : Facebook News

D’autres rubriques de la plateforme sont également impactées par le contexte de la crise sanitaire. Ainsi, au sein de l’entrée « Evénements », un message porté par Facebook-même interpelle : « Empêcher la propagation du COVID-19 est l’affaire de tous. Chacun, y compris les jeunes personnes en bonne santé, doit éviter les rassemblements durant cette période. Consultez les dernières directives de santé publique fournies par gouvernement.fr. ». 

Mais l’exemple le plus parlant de cette posture qu’on pourrait qualifier d’étatique ou bien de paternaliste de la plateforme (qui prend à bras le corps la mesure de ses grandes responsabilités) est peut-être l’amalgame fait par Facebook dans ses « publicités » internes pour faire connaître au plus grand nombre son engagement et sa nouvelle rubrique « COVID-19 – Centre d’information » : 

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En effet, Facebook nous explique que s’informer – de préférence via sa plateforme – revient à lutter contre la propagation du virus. Si seulement c’était aussi simple ! Le raccourci est pleinement assumé par Facebook qui, ayant été sous la lumière des projecteurs comme vecteur de propagation des fakenews, propose ici un canal où son algorithme sélectionne et propose des articles issus de sources d’information officielles, au même titre que Twitter³. Mais selon quelle logique ? Avec quel impact sur les médias, sur les éditeurs de presse, dont la plateforme agrège les contenus qu’elle propose à ses utilisateurs ? 

Les limites de la facebookisation du web 

La crise sanitaire liée au Covid-19 apparaît ainsi comme une opportunité pour la plateforme de changer de cap et d’entériner son nouveau positionnement en tant que plateforme d’information. La logique n’est pourtant pas nouvelle. En effet, en octobre 2019 avait lieu un énorme bras de fer mettant autour de la table les éditeurs de presse européens et les GAFA. La pomme de la discorde ? La loi qui transpose dans le droit français la directive européenne sur le droit voisin qui oblige les agrégateurs d’informations, comme Google Actualités et bientôt Facebook News à rémunérer les éditeurs de presse pour l’utilisation de leurs contenus. Le problème ? Le refus des géants mondiaux du numérique de jouer le jeu et de rémunérer le contenu qui fait désormais la richesse de leurs plateformes. 

Snippets, aperçus Facebook riches, ou encore affichages popin d’articles de presse internalisés aux solutions des grands du numérique, ont pour objectif ultime le fait de prolonger le temps effectif que nous passons sur le moteur de recherche ou encore sur un réseau social comme Facebook. Pour l’instant, rien de terrible pour nous, consommateurs d’information. Or, dans l’économie numérique, sites d’information, blogs de tous types, plateformes e-learning, encyclopédies, médias sociaux, etc., sont tous devenus des concurrents directs sur un seul et unique marché : celui de la publicité. Détourner le trafic d’un média sans contrepartie financière revient à le priver d’une source de revenus essentielle⁴ qui assure souvent sa survie même. En clair ? Si les internautes, pour s’informer, commençaient à se rendre exclusivement dans l’espace actualités de Facebook au lieu de se rendre directement sur les sites d’informations, à terme, à défaut de savoir réinventer leur modèle économique de manière efficace, tout un ensemble de médias seraient voués à disparaître. Ainsi, petit à petit mais avec certitude, le contenu se verrait appauvri à la fois qualitativement et quantitativement, au profit là encore des logiques monopolistiques… Les plus grands, les plus mainstream souvent, seraient les seuls à être en mesure de poursuivre leur activité. 

À la différence de Google, Facebook semble néanmoins envisager une rémunération pour des contenus sélectionnés de manière qualitative au sein de sa future rubrique d’actualités, mais pas pour tous les médias et selon des logiques qui demeurent aujourd’hui encore opaques. Avec Facebook News, le géant du web semble s’octroyer une légitimité de sélection qui consacrerait la plateforme en tant qu’instance décisionnaire qui choisit des sources d’informations qui seraient pertinentes, légitimes en écartant celles qui ne le seraient pas. Ainsi, Facebook pourrait procéder à une purge progressive mais certainedes producteurs de contenus,viaune sélection à double étage. D’abord, avec l’aide de sa toute nouvelle armée de journalistes (permettant d’échapper au diktat de son algorithme tant décrié), Facebook fait un tri qualitatif entre les sources d’informations qui mériteraient de remonter dans son fil d’actualités et celles qui ne le mériteraient pas, avec un impact certain sur le trafic enregistré par ces dernières. Ensuite, si Facebook décidait de rémunérer seulement une partie des éditeurs de presse qui remontent dans son fil au détriment d’autres, une seconde vague d’éradication serait opérée, car ceux qui ne bénéficieraient pas de la contrepartie financière de la plateforme pourraient être eux-aussi pénalisés de manière arbitraire au risque de leur disparition même. 

On l’aura compris, ce scénario prospectif où Facebook parviendrait à redorer entièrement ses lettres de noblesses en se réinventant en tant que plateforme d’information aurait potentiellement de lourdes conséquences sur l’industrie des médias et de la production de contenus. Ainsi, si les velléités initiales du WWW étaient de donner un accès libre à l’information qui deviendrait universelle, Facebook semble être sur le point de les trahir car sa politique aurait pour effet la paupérisation du contenu, l’uniformisation des points de vue, enfin, une main mise sur notre accès à l’information passée au crible de son algorithme ou de son bon vouloir.

Si Facebook a encore du chemin à parcourir et nous apparaît aujourd’hui comme encore loin d’être un outil indispensable à notre navigation sur internet, en réalité, cette projection est peut-être déjà en partie vraie pour Google qui est souvent confondu par les plus jeunes ou même par les plus seniors d’entre nous avec Internet même…

« Je pense que l’une des menaces les plus inquiétantes est toujours que quelqu’un prenne le contrôle de l’ensemble. Ça peut être un gouvernement ou une grande firme, selon le lieu et l’instant. Contrôler, ça peut vouloir dire bloquer, ça peut vouloir dire espionner les gens, ça peut être de la censure, ou ça peut être quand vous pouvez aller sur n’importe quel site mais en sachant que le gouvernement vous observe et peut vous mettre en prison s’il estime, d’après les sites que vous consultez, que vous représentez une menace. Donc garder le web ouvert est très important. »   

Tim Berners-Lee (AFP, Londres, Royaume-Uni, 2012)


¹ A. Mercier et N. Pignard-Cheynel, « Mutations du journalisme à l’ère du numérique : un état des travaux », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 5 | 2014.

² Facebook a annoncé en octobre 2019 la création d’un espace dédié aux actualités.

³ Twitter aussi propose depuis plusieurs semaines une nouvelle section intitulée « COVID-19 en France » / « Coronavirus EN DIRECT », qui propose aux utilisateurs de suivre en temps réel « les informations des sources fiables et officielles ». Pour en savoir plus, prolongez la lecture avec ma tribune, « Covid-19 : réflexions et questionnements sur les maux d’un emballement médiatique sans précédent ».

⁴ Si le recours à la publicité s’est imposé pendant longtemps comme le seul modèle économique viable sur internet, c’est parce que l’accès à une information universelle et gratuite était inscrit dans l’ADN même du web tel que conçu par Tim Berners-Lee. Le hic ? Ce marché de la publicité a petit à petit été accaparé de manière virulente par les GAFA. Ainsi, la part de Google et de Facebook sur le marché de la publicité en ligne dépassait 75 % en 2019 et pour l’instant semble continuer à grimper !

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Sociologie des médias

Covid-19 : réflexions et questionnements sur les maux d’un emballement médiatique sans précédent

Immédiateté, circularité circulaire de l’information, emballement médiatique, multiplication des sources, des intermédiaires, standardisation et paupérisation des contenus, formats courts, diktat du direct… autant de facteurs qui conduisent à une perte de sens et à une mauvaise compréhension de l’information dont la principale fonction semble être moins celle de permettre de comprendre le monde que celle de se tenir aux aguets des risques du monde. Et si l’information aujourd’hui créait moins le sens qu’elle ne le brouillait ?
Covid-19-tribune-Georgiana-Pricop-médias
©Twitter, Fil d’actualité Covid-19

Des médias d’information aux médias d’alerte ?

1, 3, 12, 100, 1 000, 25 000… Combien d’entre nous n’avons-nous pas rythmé nos journées sinon nos heures (surtout de confinement !) au rythme du nombre de personnes atteintes par le virus ou bien de celui des personnes ayant succombé définitivement à celui-ci ? Ces chiffres nous ont été communiqués à coups de canons par les médias de manière non-interrompue et souvent non-commanditée. Que cela soit sous la forme de notifications push, sur l’ensemble des chaînes d’info en continu ou bien de manière indirecte (le two step flow¹), via les réseaux sociaux, impossible d’y échapper !

En effet, le Covid-19, peut-être plus que nulle autre actualité, met en lumière le fait que, sous le diktat de l’instantanéité, les médias semblent désormais remplir une fonction nouvelle, non pas d’information, mais d’alerte ; ils deviennent ainsi des pourvoyeurs des trajectoires du risque. Dans le cas de cette crise sanitaire mondiale ayant transité de manière fulgurante d’un côté de la planète à l’autre, c’est justement la dimension géographique du risque (son rapprochement imminent) qui donne au traitement médiatique du Coronavirus une fonction alarmiste d’autant plus forte. En effet, dès la prise de conscience de la gravité de la situation, les médias ont couvert le sujet tous azimuts. Presse écrite, médias en ligne, TV, radios : le Covid-19 s’est imposé avec une vitesse directement proportionnelle à sa propagation mondiale dans toutes les typologies de presse, dans toutes les rubriques, dans toutes les émissions. Ainsi, une étude récente de l’INA² met en évidence le fait que la médiatisation du Covid-19 et de ses conséquences est un phénomène absolument inédit dans l’histoire de l’information télé : du lundi 16 mars au dimanche 22 mars, 74,9 % du temps d’antenne a été consacré au coronavirus et à ses conséquences, ce qui représente une production totale de près de 378 heures d’informations sur le sujet. La presse écrite n’y échappe pas non plus. Une étude menée par Tagaday³ montre que depuis mi-mars, chaque jour, pas moins de 19 000 articles sont consacrés au Covid-19. Les médias sociaux, quant à eux, suivent la tendance et répondent de manière quasi épidermique à cette flambée médiatique. Une équipe de chercheurs de l’EPFL s’est associée au Temps pour réaliser une étude⁴ qui vient comparer trois phénomènes : le volume de recherches Google, celui des articles publiés en ligne par les médias, et les mentions du coronavirus sur Twitter, une boucle vicieuse s’auto-alimentant de manière exponentielle.  

Plus viral sur la toile que dans la rue ? 

Les hashtags se démultiplient, les prises de paroles aussi, tout comme les fake-news qui y trouvent un terreau des plus fertiles. Bref, tout le monde en parle et les réseaux sociaux fonctionnent comme des boîtes réverbérantes des médias et viennent donc renforcer cette nouvelle fonction d’alerte de l’information. Ainsi, de gros volumes d’articles sont concomitants à de gros volumes de tweets. Telles des dépêches AFP mais sans rigueur journalistique ni recoupement de sources, ces micro-bouts d’informations titillent, tiraillent, et, s’agissant de Coronavirus, angoissent. En effet, ce qui est particulièrement intéressant à noter dans l’analyse de Twitter, et encore plus vrai pour ce média social que pour tous les autres aujourd’hui, c’est que ce réseau est utilisé à des fins de recherche d’information par ses utilisateurs. Ayant pleinement conscience de cet usage détourné et non-prémédité à l’origine dans son dispositif sociotechnique, Twitter a proposé à ses utilisateurs depuis février 2018 de nouvelles fonctionnalités qui viennent entériner sa fonction de source d’information. Un exemple en image, la fonctionnalité les « Moments du jour » :

Plus récemment, la section « COVID-19 en France » / « Coronavirus EN DIRECT », qui propose aux utilisateurs du petit oiseau bleu de suivre en temps réel « les informations des sources fiables et officielles », vient consacrer en plus la posture d’alerte endossée par ce média social. 

Facebook, presque par mimétisme avec les médias plus traditionnels, a lui-aussi, de manière particulièrement forte, assumé sa fonction de gardien des trajectoires du risque. La première manifestation la plus tangible de cette fonction remonte au 13 novembre 2015, lorsque Facebook, en plus d’agréger au même titre que Twitter les différentes mises en garde des médias, des leaders d’opinion et des simples internautes, a mis en place son propre système d’alerte/de sécurité : le safety check. Ce système d’alerte a été utilisé depuis à plusieurs reprises par le géant du web dans des situations plus ou moins similaires (tremblement de terre survenu au Népal, attentat terroriste à Londres etc.). La crise liée au Covid-19 ne fait pas défaut à cette dynamique. Le réseau propose en effet à l’ensemble de ses utilisateurs des bannières ou des photos de profil customisées affichant des messages de soutien aux décisions gouvernementales pour endiguer la pandémie, du type « Restez chez vous ! ». Par ailleurs, il va presque de soi qu’EdgeRank, l’algorithme régissant le newsfeed personnalisé de Facebook, a été mis à jour de manière à donner une importance grandissante aux nombreux articles concernant cette crise planétaire.  

On l’aura compris, tous les médias confondus font tout pour nous donner un accès immédiat et élargi à toute l’information liée au Coronavirus. Ainsi, beaucoup de médias traditionnels proposent des abonnements à prix réduits dans le cadre du confinement ou des partenariats inédits avec des réseaux sociaux… Les initiatives en ce sens regorgent… Mais être plus informé, est-ce forcément être mieux informé ? 

Les maux de la « mal-info »

Et si trop d’information – immédiate, dénuée de contextualisation et d’approche pédagogique – tuait l’information, ou en tout cas brouillait les pistes plus que ce qu’elle ne les éclairait ? Dans ce nouveau régime d’alerte, tout se passe comme sila fonction de certains médias (et notamment à cause de l’usage que le plus grand nombre en fait) était d’attiser les peurs plus que de répondre à un réel besoin d’information. Ainsi, la « bonne » consommation de l’information, celle qui répond à un besoin vital, celui d’être relié aux autres et qui remplit une fonction de connexion et de partage, parfois une fonction de communion – notamment lors des grandes « messes » ritualisées comme les débats électoraux, les finales des coupes sportives… – semble battue en brèche par une (sur)consommation de l’info s’apparentant à du pathologique, où l’info deviendrait de la « mal-info »⁵. 

La mal info s’accompagne de réflexes bien particuliers. Le premier est sans aucun doute le renforcement de l’exposition sélective qui correspond au fait de se renfermer dans quelques sources d’info-zones confort. Comment fonctionne l’exposition sélective ? Pour ne prendre qu’un exemple : un internaute identifié « de gauche » par le choix de ses connexions/amis et des pages sur lesquelles il clique se verra proposer par les réseaux sociaux (comme Facebook) toujours davantage de connexions et de pages/profils « de gauche ». Ce double filtrage, effectué par l’algorithme et par les choix de l’internaute, explique le phénomène du filter bubble⁶, à savoir la formation d’une bulle tribale, constituée par l’internaute et par ses semblables, laquelle a tendance à s’enfermer sur elle-même. En effet, à prime abord, faire partie d’un groupe socialement identifié et consommer une information choisie et assumée précisément pour son inscription dans une lecture du monde particulière semble être une pratique valorisante. Mais cette pratique comporte un hic : un grand nombre de consommateurs d’information (souvent ceux les plus à même à lire et à partager des fake news) peuvent ne pas avoir conscience de leur appartenance tacite à un groupe particulier véhiculant des idéologies bien précises. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut rappeler ici ces bulles d’enfermement tant décriées par certains pour avoir conduit au Brexit ou à l’élection de Trump, où les dynamiques créées sur les médias sociaux auraient joué un rôle déterminant.  

Une autre conséquence de ce type de consommation de l’information est celle de la fragmentation. Si on cherche et on lit tout sur un même sujet (comme cela peut être le cas de certains d’entre nous aujourd’hui par rapport au Covid-19) on devient hyperspécialiste de celui-ci, ce qui vient nuire à la possibilité de construire une espèce d’horizon informationnel commun qui nous permettrait d’avoir une base partagée dans la société qui ne se limiterait pas exclusivement au régime d’urgence… En effet, avec une couverture médiatique aussi importante et un accord tacite des publics qui deviennent addicts à la nouvelle fonction d’alerte des médias (médias sociaux y compris !), on se demande honnêtement si le Covid-19 et son endiguement par le confinement n’auraient pas confiné aussi le reste de l’actualité ! 

En effet, à l’heure du confinement, de la distance réglementée et des gestes barrières, comment continuer à faire corps ? Comment continuer à être ensemble en échappant au confort immédiat d’un entre-soi exacerbé, qui comporte intrinsèquement des risques majeurs de polarisation, de logiques binaires, terreaux de la radicalisation, laquelle apparaît comme l’un des maux les plus dangereux qui soient… ?


¹ Katz (Elihu), Lazarsfeld (Paul)– Influence personnelle [trad. de Personal Influence, 1955], Paris, Armand Colin, 2008.

² ÉTUDE. Information à la télé et coronavirus : l’INA a mesuré le temps d’antenne historique consacré au Covid-19.

³ La plateforme de veille médiatique Tagaday (ex-Press’edd) a analysé la place consacrée au coronavirus dans la presse écrite et web, à partir d’un échantillon de 3 000 titres et sites des médias français.

⁴ « Covid-19 : histoire d’une médiatisation », étude réalisée ne partenariat par Le Temps et L’EPFL.

⁵ D. Muzet, La mal info : Enquête sur des consommateurs de médias, Editions de l’Aube, 2006.

⁶ Maudet Nolwenn, « Eli Pariser, The filter bubble, Penguin Books, 2011 », Interfaces numériques, 2013, vol. 2, n°1.