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La ré-intermédiation, véritable trait de figure de l’économie numérique ?

Ces 20 dernières années, les grands acteurs du numérique ont complètement bouleversé les modèles économiques traditionnels. Dans un monde où la désintermédiation semblait être la norme, ces challengeurs ont émergé sur des positions d’intermédiaires par excellence, en captant de grandes parties de la chaîne de valeur au sein de nombreuses industries. Le phénomène de « ré- intermédiation » serait-il le concept clé permettant de comprendre et de définir l’économie numérique dans son ensemble ?

A partir des années 70, on assiste à un phénomène de désintermédiation. L’individu, de moins en moins syndiqué, de moins en moins encarté, de moins en moins en proie au fait religieux, ne compte plus sur les grandes structures façonneuses de récits et de réalités qui édictaient historiquement la marche à suivre. L’apparition et la démocratisation d’internet à partir des années 2000 n’ont dans un premier temps fait que généraliser ce trait de figure de nos sociétés, notamment sur le plan économique. En effet, la désintermédiation a donné au consommateur la possibilité d’accéder directement au produit ou au service dont il avait besoin, sans contrainte de temps ni d’espace. Pour ne prendre que les exemples les plus emblématiques, Internet a largement favorisé la désintermédiation dans le domaine du voyage, du tourisme ou encore dans le secteur bancaire. Cependant, cette désintermédiation liée aux débuts de l’ère Internet n’a été que de courte durée.

Un phénomène de désintermédiation-réintermédiation des échanges

Ainsi, la désintermédiation s’est presqu’immédiatement accompagnée d’une réintermédiation. En effet, l’économie numérique n’a fait que remplacer les intermédiaires historiques qui ont vu leurs activités décroître au profit de nouveaux intermédiaires, la plupart du temps des plateformes Internet. Uber (transport), Airbnb (logement), Zoom, Whatsapp, Facebook Messenger (télécommunications), Amazon (commerce de détail), Spotify (musique), Netflix (vidéos), sont devenus des intermédiaires incontournables entre le consommateur et le service ou le produit qu’il recherche. Si on veut aller plus loin encore, Google, véritable façonneur de réalités, nous apparaît comme le roi de l’intermédiation par excellence, celui qui rend possible la rencontre de l’offre et de la demande sur le web. Par ailleurs, au regard du fonctionnement actuel de l’ensemble des médias sociaux, même s’ils ont été conçus initialement comme des intermédiaires permettant la rencontre virtuelle de personnes et de communautés, avec l’accumulation de data et le targetting publicitaire, ils sont devenus une marketplace comme une autre – le lieu où le consommateur, exposé à des publicités extrêmement ciblées, remplit son panier et paie.

C’est justement cette position d’intermédiation qui met l’ensemble de ces géants du numérique sous les feux des critiques : droits voisins, amendes liées à la concurrence déloyale, etc. Au regard des impressionnantes capitalisations boursières de ces acteurs, il apparait injuste en effet qu’ils arrivent à capter autant de valeur alors qu’ils ne produisent rien au sens de l’économie réelle.

L’intermédiation est-elle vouée à perdurer ? Constitue-t-elle le véritable business model de ces acteurs économiques ou s’agit-il d’une étape intermédiaire supplémentaire dans le chemin vers le monopole ?

La loi du monopole sur le web

En effet, si on regarde de près l’évolution de chacune des plateformes ainsi que les choix stratégiques opérés par leurs fondateurs, on peut aisément identifier le mécanisme à l’œuvre au sein de cette « nouvelle » économie.

Nous faisons ainsi l’hypothèse selon laquelle l’économie numérique est régie par une bataille incessante qui pourrait être aisément réfléchie à partir du concept d’Elias, « loi du monopole »[1]. Cette bataille a lieu en deux temps.

D’abord, on assiste à des combats lancés au sein d’un certain nombre de secteurs qui viennent à être « parasités » par de nouveaux acteurs du numérique. Au sein de chaque secteur donné, cette course aboutit au remplacement des anciens intermédiaires, grâce à la capacité que ces nouvelles plateformes ont à s’imposer comme indispensables. L’un des plus illustres exemples de cette dynamique ? Amazon.

Conçu initialement en tant que librairie en ligne sans problématique liée aux stocks et pouvant mettre à disposition de ses clients des livres rares, Amazon est d’abord apparu comme une opportunité pour les utilisateurs, mais aussi pour les éditeurs qui y ont référencé leurs produits en masse. Depuis, Amazon s’est lancé dans la vente des livres d’occasion. Cette évolution a mis les libraires dans une posture de concurrence vis-à-vis du géant du web, ou plus précisément les a basculés dans un système de « coopétition »[2] dans le cadre d’une plateforme à trois versants — éditeurs, internautes et libraires — dont le grand gagnant est Amazon.

Et son évolution ne s’est pas arrêtée là. Après avoir monopolisé le marché du livre, Amazon a amplement diversifié son offre de services pour se dédier à la vente online de presque tout (prêt-à-porter, jeux, produits alimentaires…). L’enjeu ? Monopoliser l’intégralité de l’e-commerce ?

Dans un second temps, une fois qu’un secteur donné a été monopolisé par une plateforme numérique, une nouvelle bataille s’enclenche, cette fois-ci jouée exclusivement sur le territoire des grands du numérique, où la loi du plus fort l’emporte. Mange ou tu seras mangé. Les rachats intempestifs de tout challengeur par les géants du web (Facebook qui s’offre Instagram, Google qui achète Youtube…) , mais surtout la course à l’autarcie menée par chacun des GAFAM sont des symptômes concrets de ce mouvement.

L’exemple le plus tangible aujourd’hui est peut-être celui de Google, dont les fondations remontent à 1998 avec sa solution éponyme, à savoir le moteur de recherche créé pour faciliter l’usage et accentuer la serendipité du web. Premier et inégalable sur un marché qu’il a lui-même créé – celui des moteurs de recherche, Google ne s’est pas satisfait d’une position monopolistique sur ce dernier, mais a rapidement cherché à s’y appuyer pour consolider des positions de pouvoir ailleurs – voire une position monopolistique sur le web dans son entièreté ? En effet, via sa société Alphabet, Google mène depuis plusieurs années une politique de diversification forte, procédant à de nombreuses acquisitions au fil des années. II détient aujourd’hui de nombreux logiciels et sites web notables parmi lesquels YouTube, le système d’exploitation pour téléphones mobiles Android, ainsi que d’autres services tels que Gmail, Google Drive, Google EarthGoogle Maps ou Google Play… Softwarehardwaresoftpower, de quoi bâtir un royaume ! Google serait-il en train de coloniser le web et de devenir le détenteur du monopole de la violence symbolique légitime[3] sur le world wide web ?

Difficile de savoir si les acteurs du numérique peuvent être conçus comme des acteurs rationnels – on dit que les gens ne savent pas l’histoire qu’ils font – et d’ailleurs celui qui semble fort aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain, mais il est certain que les règles de survie dans cette nouvelle économie numérique sont les règles d’une course irréfrénée au monopole. Mais lequel ? Et si cette ré-intermédiation n’était qu’une étape de plus vers la suivante ?

Netflix, plateforme de streaming par excellence, crée depuis longtemps ses propres fictions au détriment de la diffusion des œuvres issues de l’industrie cinématographique. Et si Amazon se mettait à produire les produits qu’il vend ? Et si Google créait l’information qu’il délivre ? Et si Airbnb investissait massivement dans l’immobilier ?…


[1] Selon Norbert Elias, la genèse de l’État moderne passe par la monopolisation du pouvoir sur un territoire. « C’est à la suite de la formation progressive de ce monopole permanent du pouvoir central et d’un appareil de domination spécialisé que les unités de domination prennent le caractère d’État» (La dynamique de l’Occident, 1975). Si notre territoire est le web et que l’ensemble des GAFAM, NATU et co’ sont les organisations politico-militaires qui se livraient des combats autrefois, l’analogie nous semble prendre tout son sens.

[2] Mot-valise d’origine anglo-saxonne réunissant les mots « cooperation » (coopération) et « competition » (concurrence). La coopétition désigne donc une démarche qui vise à coopérer à plus ou moins long terme avec des acteurs de la concurrence.

[3] Il s’agit de la définition de l’État donnée par le sociologue français Pierre Bourdieu qui reprend la définition du sociologue allemand Max Weber pour lequel l’État était « le monopole de la violence physique légitime ». En développant le concept de violence symbolique, Bourdieu enrichit la réflexion en y apportant cette nuance essentielle pour comprendre la légitimité étatique dans des pays pacifiés. Dans l’acception bourdieusienne, l’État devient ainsi par son pouvoir de nomination « la banque centrale du capital symbolique », au même titre que Google qui consolide des positions monopolistiques dans le numérique et se place en régisseur des normes du web.