Instagram a été lancé aux États-Unis le 6 octobre 2010. La promesse de ce nouveau réseau social ? Permettre à ses utilisateurs de partager leurs plus belles photos, sublimées par les fameux filtres Instagram. Aujourd’hui, l’application rachetée par Meta est devenue un incontournable de nos smartphones. Elle est utilisée chaque jour par des millions de personnes partout dans le monde, qui y partagent photos, vidéos, « stories », « reels » ou encore de nombreux messages privés. Alors que les taux d’engagement organique sur les réseaux historiques – Facebook et Twitter – sont en chute libre, Instagram demeure l’un des médias sociaux les plus plébiscités par les internautes. Qu’est-ce qui fait le succès d’Instagram ?
Contrairement à des plateformes comme Facebook ou Twitter de plus en plus décriées pour altérer l’expérience utilisateur en invisibilisant toute publication non-sponsorisée, Instagram enregistre une forte augmentation de sa communauté[1] ainsi que des taux d’engagement organique bien supérieurs[2].
Les créateurs d’Instagram semblent avoir pris en compte le phénomène de mondialisation, exacerbée par la démocratisation d’internet, dans la conception de leur réseau social. À défaut d’une langue mondiale, Instagram semble avoir misé sur l’image comme langage universel. Ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots ?
En tant qu’instagrammeuse – plutôt passionnée – depuis environ deux ans, j’ai été souvent interpellée par les profils qui s’abonnaient à mon compte. Long story short, des personnes de tout horizon, de tout âge et surtout de tout idiome… Il semblerait que sur Instagram tout se passe comme si la question linguistique ne constituait guère une barrière pour profiter des contenus des autres… My guess? Nul besoin de parler la même langue pour apprécier un paysage insolite, un rayon de lumière, voire un plat préparé avec soin.
L’auto-censure censurée sur Instagram ?
La parole, les mots sont essentiels au fonctionnement des réseaux comme Twitter ou LinkedIn, et cela d’autant plus avec leur transformation progressive dans de véritables plateformes d’information. Avec l’image qui y règne en maître, Instagram, en revanche, sauvegarde d’abord sa fonction de divertissement, mais surtout l’accessibilité de ses contenus.
Le poids des mots… On sait à quel point l’usage d’un mot plutôt que d’un autre laisse entrevoir une grille de lecture du monde ainsi qu’un ancrage idéologique. Les mots deviennent donc des barrières à l’engagement, d’une part parce qu’ils sont exprimés dans une langue spécifique par définition non-universelle, et d’autre part parce qu’ils renforceraient le phénomène d’auto-censure.
Dans les premières années de Facebook, le ratio entre les créateurs de contenu (ceux qui publiaient) et ceux qui consommaient ces contenus passivement (vues, likes..) était de 10 % vs. 90 %. On observe que se reproduisent en ligne des phénomènes sociaux préexistants, comme le fait que les gens préfèrent souvent passer sous silence des opinions qu’ils savent minoritaires. La « spirale du silence » théorisée par Elisabeth Noelle-Neumann en 1974 met en avant le fait l’individu, face à la crainte de se retrouver isolé dans son environnement social, aura tendance à taire son avis. A cela s’ajoutent les barrières sociales plus classiques, comme le fait de ne pas être en mesure d’écrire dans la « langue dominante », en employant les « bons mots », et donc de ne pas se sentir légitime à écrire[3].
Avec l’acculturation aux réseaux et le développement en masse du web social, ce ratio a été modifié. Les fameuses bulles informationnelles créées par les algorithmes de certains réseaux sociaux ont permis la libération de la parole de nombreuses personnes, confortées justement par l’impression de partager des opinions majoritaires, et ce pour le meilleur (avec la libération de la parole des classes minoritaires, des victimes, me too, etc.) ou pour le pire (avec la prolifération des théories complotistes et des fake news). Mais combien d’entre nous avons toujours un (faux) compte Twitter qui nous permet de suivre sans jamais tweeter ?
L’auto-censure peut naître également du fait que l’on a de plus en plus conscience des phénomènes de surveillance ou tout simplement du fait que nos présences sociales sont constamment analysées par des amis, des connaissances, voire par d’éventuels partenaires d’affaires ou employeurs, et qu’elles peuvent, selon les subjectivités de chacun.e, nous porter préjudice.
« Une image vaut mille mots », le fonds de commerce d’Instagram
Insta – instant – instantané. Gram du grec ancien γράμμα, grámma (« signe, écrit »). À la recherche d’une étymologie un peu poétique du nom de l’outil, on peut entrevoir la promesse de l’application. L’image-signe, l’image-langage comme point de rencontre, de lien.
Si Instagram est une plateforme résolument visuelle, c’est parce qu’elle se veut universelle, tout comme son contenu. Si les images sur Instagram racontent des histoires, nous faisons l’hypothèse qu’entre l’histoire racontée par celle ou celui qui publie son cliché et la réception de ce dernier, il y a un éventuel décalage.
En effet, l’interprétation d’une image ne peut être que personnelle, donc plurielle, ce qui fait que la majorité du contenu publié sur Instagram est facile d’accès. Pour accueillir, pour interpréter une image, on fait appel à notre propre grille de lecture du monde et à notre imaginaire propre. Dès lors, Instagram, contrairement aux autres réseaux, débloquerait à la fois le phénomène d’auto-censure et celui de l’enfermement dans une bulle (algorithmique ou choisie), dans une communauté partageant exactement les mêmes idées et les mêmes valeurs que soi. Davantage qu’un journal intime donné à voir aux autres, Instagram serait-il un reflet de soi, un miroir où l’on voit ce qu’on a envie de voir ?
Quoi qu’il en soit, une image pourra ainsi « parler » à des personnes de toute culture, de toute classe socio-professionnelle, de tout idiome, de toute zone géographique, bref de tout horizon ! Chacun n’y verra ni n’en retiendra pas forcément la même chose, et ce n’est pas grave. Cela empêche notamment le risque de polarisation constaté sur les autres réseaux sociaux – Twitter et Facebook en chefs de file. Instagram devient ainsi un lieu de partage de symboles et de construction progressive d’un horizon symbolique commun. Par ailleurs, un réseau qui fonctionne comme un miroir de soi est plus réconfortant, davantage capable de débloquer la parole (ou plutôt l’image-parole). Le fait que le visuel, l’image représente la première fonction et le fonds de commerce d’Instagram explique au moins en partie son succès.
De nouvelles fonctions pour Instagram pour renforcer l’universalité de ses contenus
Depuis fin 2022, Instagram déploie une nouvelle fonctionnalité qui permet de donner une ambiance musicale aux photos sur le réseau. Ainsi, au même titre que pour les stories ou les reels, les utilisateurs ont désormais la possibilité d’accompagner leurs photos par un morceau sonore de leur choix. Quoi de mieux pour renforcer l’universalité des contenus sur Instagram, si ce n’est l’ajout d’un second langage universel ?
La musique est une part importante de l’expression sur Instagram, et nous sommes ravis d’offrir la possibilité d’ajouter de la musique aux publications photos dans le feed comme cela est possible avec Reels and Stories. Quel que soit le format qui fonctionne le mieux pour raconter votre histoire, vous pouvez désormais ajouter une bande-son à vos publications photos préférées pour leur donner vie ! explique Instagram dans sa publication annonçant sa nouvelle fonctionnalité.
Bien entendu, il n’est pas surprenant de voir Instagram développer davantage de fonctions axées sur la musique, laquelle est un élément clé du succès de son concurrent direct : TikTok. Sur la plateforme chinoise, les marques médianes gagnent un taux d’engagement moyen par abonné de 4,1 %, soit 6 fois plus que sur Instagram et bien plus que sur Facebook ou Twitter. Il s’agit d’ailleurs du réseau social qui enregistre la plus forte croissance de sa communauté en 2022. Si TikTok mise dès le départ non pas sur la photo, mais sur la vidéo comme typologie de contenu phare pour son réseau, l’usage qui en est fait – sans être exclusif – est particulièrement intéressant et ne vient que renforcer les idées exprimées jusqu’à présent. On trouve sur TikTok majoritairement de la danse et de la musique : là encore, pas besoin de parler pour se comprendre !
Qu’il s’agisse de l’intimidation et de la répression opérées auprès des journalistes de Canal+ ou encore de la suspension et de la censure de plusieurs comptes féministes sur Twitter, Instagram et Facebook, l’actualité de ces dernières semaines ne manque pas de nous rappeler à quel point la question de la liberté d’expression et de la mainmise sur l’espace public est devenue aujourd’hui essentielle. Contrairement aux idéaux universalistes qui voyaient dans l’avènement de l’ère internet la possibilité d’une évolution positive permettant plus de pluralité et de représentativité dans la configuration de l’espace public, le début du XXIe siècle marquerait-il paradoxalement le renforcement d’une double mainmise économique sur ce dernier ?
La parole : une distribution inégalitaire au fil des époques
Depuis que les sources nous permettent de rentrer dans l’histoire, la parole est associée à la notion de pouvoir. D’abord prononcée, ensuite écrite, elle semble être, à chaque époque, ce qui matérialise le fossé entre ceux qui accèdent au pouvoir et au « droit » de dire le monde et ceux qui sont invisibilisés dans la masse et inaudibles, car la foule n’a pas de mode d’expression autre que la clameur de joie ou de colère.
Ainsi, dans la démocratie athénienne, la parole, l’information et la chose publique étaient l’apanage des citoyens réunis sur l’Agora, les esclaves, les femmes et les métèques y étant exclus. A l’époque féodale, le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel s’octroyaient et se partageaient ces prérogatives. Au sein de la démocratie représentative censée caractériser – au moins dans les textes ! – nos systèmes d’organisation politique et sociale actuels, la parole publique est d’abord l’apanage des représentants de la nation à l’Assemblée, et, de plus en plus, de celles et ceux qui en vertu d’une influence ou d’une expertise particulière prennent la parole dans de nouvelles « arènes » d’expression du pouvoir, notamment dans les médias.
L’espace public : un lieu d’exercice du contre-pouvoir
Parler de parole publique revient à parler d’espace public. Dans son ouvrage le plus connu, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Habermas décrit le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État. En effet, selon lui, l’espace public naît des activités de communication de la société bourgeoise des XVII-XVIIIe siècles. Les réunions de salon et les cafés étaient en effet des endroits propices à la multiplication des discussions et des débats politiques relayés par les médias de l’époque : relations épistolaires et presse naissante.
L’information : le journalisme et la promesse démocratique
En France, si sous l’Ancien Régime les premières publications (La Gazette etc.) étaient l’instrument de communication du pouvoir monarchique, c’est à la Révolution que le principe d’une presse libre voit le jour pour la première fois. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement ».
C’est de ce principe que naît ce que nous appelonscommunément aujourd’hui le contre-pouvoir ou le quatrième pouvoir dans l’État, celui des médias et des journalistes. En réalité, les démocraties représentatives actuelles ne tiennent qu’à la croyance dans l’indépendance de ce contre-pouvoir et dans sa capacité à permettre à chacun de se tenir au courant des affaires de la cité. Comme Julia Cagé et Benoît Huet l’affirment, « l’information est un bien public indispensable au bon fonctionnement de nos démocraties »[1].
L’espace public, l’apanage des puissances économiques ?
Transition d’une mainmise politique vers une mainmise économique
Le XXe siècle est marqué par plusieurs révolutions qui secouent le journalisme et questionnent son rôle en profondeur. Après la radio, la démocratisation de la télévision rebat entièrement les cartes du jeu, d’autant plus que la France en fait un monopole d’État pendant plusieurs années.[2] « Informer, éduquer, distraire » voici les raisons d’être affichées de ce nouveau média qu’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information de l’époque, résume par la célèbre phrase qu’il prononce lors de l’inauguration du nouveau JT : « La télévision c’est le gouvernement dans la salle à manger de chaque Français. »
Les années 80 marquent en Europe ce que nous appelons en science politique le tournant néo-libéral. L’économie de marché s’emballe et l’information à la télévision, dégagée du poids politique, subit désormais de nouvelles contraintes, cette fois économiques et commerciales ; le diktat de l’audimat érige une place de choix au divertissement, au détriment de l’information.
Cela ne se passe pas de manière linéaire, mais on observe une tendance forte : la connivence politico-médiatique est peu à peu remplacée par une connivence économico-médiatique. On assiste ainsi à un transfert de mainmise sur l’espace public.
Concentration des médias…
Mais en quoi cette mainmise économique consiste-t-elle ? Au-delà de la connivence entretenue entre certains acteurs[3] ou encore des pratiques courantes dans le métier[4] pouvant créer des situations d’influence avec des répercussions sur l’information, c’est surtout la forte concentration des médias à laquelle on assiste en France depuis une dizaine d’années qui nous apparaît comme particulièrement dangereuse.
En effet, les grands industriels et, de manière globale, les plus grosses fortunes ont souvent eu tendance à acquérir des groupes de presse. Jeux d’influence, positionnement, cadrage, droit à la parole, mainmise, pouvoir. La tendance est particulièrement virulente dans les pays de l’Est à la chute du mur, où les espaces du possible s’ouvrent soudainement. Sur le terrain de la transition et du « non-droit », les médias « libres » (le contre-pouvoir) voient le jour sous la houlette de la nomenklatura, la nouvelle élite économico-politique, puis des grands trusts mondiaux. Une étude de cas sur la naissance de l’espace public démocratique et des médias libres en Roumanie ou en Ukraine, pour ne prendre que deux exemples, mériteraient dans ce sens une attention toute particulière.
La tendance se confirme également en France, et encore plus fortement ces dix dernières années : aujourd’hui 90 % des médias sont détenus par neuf personnes ou familles qui font partie des 100 plus grosses fortunes du pays. A le lire, on pourrait croire que financièrement les médias se portent plus que bien… Or, en s’y penchant de plus près, on s’aperçoit qu’aucune de ces grandes fortunes n’a comme origine le pendant lucratif de l’industrie médiatique. Depuis les années 2000, avec l’avènement du 2.0, le cocotier des médias a été durablement secoué et, aujourd’hui encore, les rédactions peinent à trouver des modèles économiques leur garantissant à la fois sécurité financière et indépendance. En effet, l’ensemble des magnats des médias en France sont en réalité des industriels dont le cœur de métier n’a rien à voir avec la presse ou l’audiovisuel. Pour ne rappeler que quelques cas flagrants :
Industries
Médias
Familles
BTP, télécoms
TF1, LCI…
Bouygues
Transport, logistique, énergie
Canal +, C8, CNews etc..
Bolloré
Luxe (LVMH)
Les Echos, Le Parisien
Arnault
Industrie aéronautique
Le Figaro
Dassault
Télécoms
Libération, BFM Tv…
Drahi
Pour un panorama exhaustif rendant compte de la concentration de l’industrie médiatique, Le Monde Diplomatique en collaboration avec Acrimed ont réalisé une infographie qu’ils prennent le soin de mettre à jour au rythme des rachats intempestifs :
A la lecture de cette infographie, ce qui frappe c’est avant tout la forte convergence entre les réseaux et les contenus. Pour ne prendre qu’un exemple, trois des 4 plus grands opérateurs de téléphonie mobile et d’accès internet en France – SFR, Bouygues Télécom et Free mobile sont les entreprises de grands détenteurs de médias : Patrick Drahi, la famille Bouygues et Xavier Niel. Infrastructures, médias et contenus ne semblent plus faire qu’un. Quel impact sur l’information avec un grand I ?
…rime-t-elle avec emprise sur l’espace public ?
Au niveau individuel, cette concentration médiatique crée des effets d’auto-censure inévitables de la part de certains journalistes soucieux de conserver leur position au sein des rédactions. Plus les monopoles deviennent puissants, plus la concentration médiatique devenue systémique pose un réel problème de mainmise économique sur l’espace public, avec des effets indésirables inscrits dans le temps long. La course à l’acquisition des médias transforme l’industrie médiatique en une industrie comme les autres, soumise aux règles de la concurrence. Des postes de contrôleurs de gestion sont créés à tous les échelons, y compris dans les rédactions, et les budgets destinés à la recherche et au traitement de l’information sont réduits. Pour les nouveaux industriels des médias, l’information, devenue un produit, est soumise aux mêmes règles d’abaissement des coûts, lesquelles entrent en contradiction avec les normes et les standards nécessaires à la production de l’information, pourtant vitale à nos démocraties.
Dans leur course au low-cost et à l’uniformisation, les médias reflètent une idéologie à part entière, caractérisée par une mise en avant de l’individu tout puissant, un rapport linéaire au temps et une forte pensée utilitariste… avec des répercussions très fortes sur le politique et sur l’état de santé démocratique de l’espace public.
Mais le cadre national nous permet-il encore de réfléchir entièrement la question d’une mainmise sur l’espace public ? Peut-on encore en 2021 tenter de contenir ce concept aux frontières floues aux frontières d’un État-nation ? Nous faisons ici l’hypothèse d’un double étage, d’une double mainmise sur l’espace public, lequel s’élargit au fur et à mesure de l’amplification de nos interconnexions.
Le double étage ou la « supra-mainmise » des géants du numérique sur l’espace public
Une inadéquation d’échelle ?
Nous l’avons vu, la financiarisation et les concentrations font peser des dangers sur le traitement de l’information, sur l’indépendance des journalistes et sur le pluralisme des idées, ce qui fait croître inexorablement la méfiance de la société civile envers ceux qui sont tacitement mandatés dans les démocraties pour effectuer le travail critique face au pouvoir.
Et si la méfiance était également le fait d’une inadéquation d’échelle ? Lorsque les flux financiers sont mondiaux, lorsqu’avec une épidémie comme celle du Coronavirus, nous prenons d’un coup conscience de notre interdépendance à l’échelle mondiale, lorsqu’avec un peu de recul, on accepte que les enjeux du siècle[5] ne peuvent se concevoir qu’à l’échelle planétaire, on est forcé de constater que l’échelle nationale semble inefficace pour réfléchir le monde de manière efficace.
Cette inadéquation d’échelle est d’ailleurs rendue criarde à partir des années 2010 avec l’avènement de l’ère des médias sociaux, qui semblaient dans un premier temps constituer le paroxysme de l’idéal universaliste de Tim Berners Lee lorsqu’il inventait le World Wide Web : rapprocher les gens et faire circuler librement l’information.
Cet idéal semble encore aujourd’hui nourrir les ambitions affichées des géants du numérique. La signature de Google l’énonce très clairement : « Notre objectif est d’organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous »[6]. En effet, à bien y réfléchir, Google, Facebook & co. sont tout simplement devenus les plus grands éditeurs au monde et cela impacte directement l’activité et les recettes des entreprises de presse. Fortes d’un très grand nombre d’utilisateurs dont les données leur ont fourni un avantage stratégique capable d’annihiler toute concurrence aussi sérieuse soit-t-elle, ces plateformes se sont imposées petit à petit en suscitant un engouement sans précédent presque partout dans le monde[7].
Vous l’aurez compris, là où, à l’échelle nationale, une mainmise économique s’exerce au sein d’un certain nombre de rédactions pour préserver des réputations ou encore pour favoriser des intérêts particuliers, à l’échelle internationale en revanche, la mainmise sur l’espace public est régie par des algorithmes dont personne ne connaît réellement le fonctionnement.
Au premier étage, on assiste à des phénomènes assez classiques de pressions ou d’autocensure. Au deuxième étage, les ambitions sont bien différentes : il s’agit de classifier, d’organiser, et de donner à voir. Au premier étage, l’audience est limitée à la fois par le cadre national et par l’ancrage idéologique des médias. Au deuxième étage, l’audience est potentiellement planétaire malgré l’éventuelle barrière de la langue et l’existence de stratégies nationales menées par les GAFA.
Au premier étage les enjeux économiques sont forts. Au deuxième étage ils le sont d’autant plus, car nous constatons une certaine dépendance entre l’économie classique et l’économie numérique qui vient la surplomber.
Par ce jeu d’interférences et d’intermédiation, le double étage semble en effet fortement interpénétrer le premier et y exercer une forte domination. Comment ?
Si la totalité des médias ont cherché à jouer le jeu des plateformes à un moment où le numérique venait ébranler la profession, c’est parce que ces dernières apparaissaient aux industries médiatiques comme des alliées fiables et incontournables. Sans chercher à faire une démonstration d’économie numérique déjà faite ailleurs[8], rappelons les grandes étapes qui ont renforcé la mainmise des géants du numérique sur l’espace public :
Au début des années 2000, la démocratisation d’internet s’accompagne en apparence par la poursuite de sa promesse initiale liée à l’accessibilité de l’information notamment à travers le principe de gratuité du web.
La plupart des contenus d’information, anciennement payants (au tarif de la publication papier) deviennent gratuits pour leurs lecteurs connectés.
L’ensemble des éditeurs, tous secteurs confondus, deviennent concurrents sur un seul et unique marché – la publicité. Le modèle économique ? Rattraper le coût de production de l’information à travers le versant publicitaire. Ainsi, plus le média jouissait d’une forte audience (trafic), plus les recettes étaient élevées.
Ce mouvement a bien entendu affecté les consommateurs d’information et de contenus, puisque la gratuité est devenue presqu’une évidence[9].
Au milieu des années 2000, les premiers réseaux sociaux voient le jour. Ils semblent alors bel et bien être la progéniture fidèle du www, et la gratuité de leurs services semble être dans leur ADN. Sur son formulaire d’inscription, Facebook mentionnait jusqu’en 2019 la célèbre phrase : « c’est gratuit et ça le restera toujours ».
Dans leur quête d’audiences, les médias ont vite investi les réseaux sociaux, avec l’ambition d’en faire un lieu d’information ; les usagers en ont manifestement fait un espace de partage et d’accès à l’actualité…
Ce n’est qu’au milieu des années 2010, lorsque les présences sur les réseaux sociaux faisaient l’objet de véritables stratégies de diffusion de l’information de la part des médias, que les plateformes ont virulemment investi le pendant publicitaire de leurs activités. Plusieurs choix stratégiques à rappeler :
Fortes des données utilisateurs récupérées au fil d’une décennie, les plateformes investissent les publicités ciblées comme nul autre acteur du web ne l’avait fait jusqu’alors.
On assiste à des modifications structurelles des algorithmes d’affichage des publications ; seules les publications sponsorisées émergent quantitativement dans les flux des usagers
Via les évolutions techniques successives des plateformes, les géants du web font en sorte de retenir davantage les utilisateurs dans le flux de leurs services ou sur des pages pop-in internalisées[10], les empêchant de quitter leur environnement pour des sites d’information par exemple.
L’ensemble de ces évolutions stratégiques ont complètement faussé toute possibilité de concurrence loyale sur le marché de la pub. Ces géants du numérique se sont partagé les plus grosses parts du gâteau, puisqu’ils sont devenus des portails d’accès aux contenus, de véritables prescripteurs d’information. Aux médias les miettes, à eux de se réinventer une nouvelle fois et de trouver des modèles économiques leur permettant de survivre.
Le spectre d’une hégémonie algorithmique
En se positionnant en instances de classification, Google, Facebook, Twitter & co. deviennent les nouveaux gatekeepers[11] de l’espace public, alors qu’ils ne produisent guère l’information ni n’en assument la responsabilité.
Et si les internautes étaient allés sur ces plateformes justement grâce aux contenus offerts par les médias ? Dès lors, ne serait-il pas juste de penser que ce n’est pas aux industries médiatiques de payer pour se rendre visibles sur ces plateformes, mais plutôt à ces plateformes de payer pour pouvoir indexer l’information qui fait leur richesse ?
C’est ce que l’ensemble des débats sur les droits voisins semblent mettre en avant. En effet, les éditeurs du monde entier cherchent à obtenir une contre-partie financière de la part des GAFA pour les contenus qu’ils ont créés. Le bras de fer est violent, comme l’a montré la récente censure par Facebook de l’ensemble des médias d’information australiens. Dernièrement les géants du numérique ont cédé à des accords bilatéraux avec un certain nombre d’éditeurs – le plus souvent les plus notoires de chaque pays – ce qui risque de menacer la pluralité des idées, la liberté d’expression, et qui questionne directement nos démocraties. Si seuls les plus grands sont financés pour leurs contenus par Facebook, Google et co., seuls les plus grands survivront – les plus grands qui subiront encore plus fortement cette double mainmise économique qui dénature l’espace public et le visage même de la démocratie.
D’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter avec elle tout ce qui est coloré, tout ce qui est particulier dans nos vies ?
Stefan Zweig, L’uniformisation du monde, 1925
Uniformisation des contenus pour répondre aux exigences des plateformes, surpression de la pluralité des points de vue nécessaires pour permettre à des citoyens de s’informer et d’être éclairés sur les enjeux du monde… quels sont les autres risques de cette supra mainmise des géants du numérique sur l’espace public conçu à l’échelle planétaire ?
Nous avons été nombreux à nous « réjouir » début janvier à la nouvelle de la suppression du compte Twitter de Donald Trump. La décision avait pourtant un caractère symbolique fort. Twitter a prouvé avoir le pouvoir de censurer la parole du président des États-Unis. A mon sens, c’est le signal d’un tournant extrêmement dangereux pour la liberté d’expression.
Février, mars, avril n’ont fait que confirmer le phénomène, puisque nous avons assisté assez passivement à un renforcement de ce que je vais appeler un caractère autoritaire des plateformes sociales. En effet, sous prétexte de se ranger du bon côté de l’histoire et de chercher à combattre les maux de la société numérique – fake news, désinformation, propos haineux, trolling – ces plateformes s’octroient désormais le droit de décider à qui donner la parole, quand et sur quels sujets[12].
En réalité, pour que cette mainmise devienne totale il ne manquerait à mon sens plus qu’une chose : que Google, Facebook & co. se mettent à créer leurs propres contenus informationnels, ce qui ne semble pas complètement dystopique lorsqu’on regarde les évolutions de positionnement de plateformes comme Netflix ou Amazon… Si ces géants se sont d’abord imposés en ayant recours à l’intermédiation pour faciliter la rencontre de l’offre et de la demande, chacun dans son champ, ils ont rapidement changé de posture. Netflix s’est ainsi transformé dans un créateur de contenus presque à part entière, qui via la diffusion privilégiée de ses fictions structure et diffuse de nouveaux archétypes, crée de nouvelles représentations du social, du politique…
La course à l’hégémonie culturelle sera-t-elle remportée par les algorithmes ?
Assisterait-on à une nouvelle colonisation, à une colonisation par le nombre, algorithmique, qui s’exerce à un deuxième étage -dans le numérique – mais qui résonne fortement dans le réel, de manière à questionner nos organisations économiques, politiques et sociales ?
[1] Julia Cagé, Benoît Huet, L’information est un bien public, Seuil, 2021
[2]Court historique du monopole étatique sur les ondes :
27 juin 1964 : création de l’Office de radiotélévision française (ORTF) comme établissement de service public national.
3 juillet 1972 : reprise en main de l’ORTF après une ébauche de libéralisation en 1968 et 1969 sous le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas. Le service public national de radiodiffusion-télévision est déclaré monopole d’Etat.
7 août 1974 : éclatement de l’ORTF en sept sociétés indépendantes : quatre sociétés nationales de programme (TF1, A2, FR3, Radio-France), un établissement public de diffusion (Télédiffusion de France, TDF), une société de production (SFP) et un Institut national de l’audiovisuel (INA). Même si elle instaure les principes de concurrence entre les chaînes, la loi maintient le monopole d’État.
9 novembre 1981 : loi sur l’octroi de dérogations au monopole d’Etat.
29 juillet 1982 : fin du monopole et création de la Haute autorité. Cette dernière accorde les autorisations d’exploitation des stations de radio et de télévision, nomme les présidents des chaînes publiques, établit le cahier des charges et veille aux règles de concurrence.
[3] En s’intéressant de près à la sociologie des acteurs, on s’aperçoit que les élites journalistiques, économiques et politiques ont des profils socio-culturels très semblables et ont souvent fréquenté les mêmes écoles et lieux de socialisation secondaire. De ce fait, des situations de connivence, d’emprise, censure ou auto-censure peuvent aisément avoir lieu à un niveau individuel.
[4] Les départements relations presse des grandes entreprise connaissent l’importance de soigner les relations avec les journalistes spécialisés dans le secteur de leur entreprise. Pour des lancements très spécifiques, les entreprises ont souvent recours à des voyages de presse, des conférences organisées dans des conditions particulières etc qu’ils proposent à des journalistes invités. Dans ce cadre, il se pourrait que certains accueils particulièrement chaleureux puissent influencer le traitement d’un papier.
[5] L’urgence écologique et la lutte contre les inégalités
[7] Certains États, dont la Chine ou la Russie, proposent des plateformes nationales. Quelques exemples : Baidu est le « Google chinois » tandis que VKontakte est le « Facebook russe ».
[9] On voit aujourd’hui à quel point des rédactions indépendantes peinent à s’assurer une sécurité financière en réintroduisant la tarification des contenus notamment à travers la vente d’abonnements (chercher article campagnes de crowdfunding Arrêt sur images ?)
[10] (qui affichent des contenus qui ne leur appartiennent pas)
Immédiateté, circularité circulaire de l’information, emballement médiatique, multiplication des sources, des intermédiaires, standardisation et paupérisation des contenus, formats courts, diktat du direct… autant de facteurs qui conduisent à une perte de sens et à une mauvaise compréhension de l’information dont la principale fonction semble être moins celle de permettre de comprendre le monde que celle de se tenir aux aguets des risques du monde. Et si l’information aujourd’hui créait moins le sens qu’elle ne le brouillait ?
1, 3, 12, 100, 1 000, 25 000… Combien d’entre nous n’avons-nous pas rythmé nos journées sinon nos heures (surtout de confinement !) au rythme du nombre de personnes atteintes par le virus ou bien de celui des personnes ayant succombé définitivement à celui-ci ? Ces chiffres nous ont été communiqués à coups de canons par les médias de manière non-interrompue et souvent non-commanditée. Que cela soit sous la forme de notifications push, sur l’ensemble des chaînes d’info en continu ou bien de manière indirecte (le two step flow¹), via les réseaux sociaux, impossible d’y échapper !
En effet, le Covid-19, peut-être plus que nulle autre actualité, met en lumière le fait que, sous le diktat de l’instantanéité, les médias semblent désormais remplir une fonction nouvelle, non pas d’information, mais d’alerte ; ils deviennent ainsi des pourvoyeurs des trajectoires du risque. Dans le cas de cette crise sanitaire mondiale ayant transité de manière fulgurante d’un côté de la planète à l’autre, c’est justement la dimension géographique du risque (son rapprochement imminent) qui donne au traitement médiatique du Coronavirus une fonction alarmiste d’autant plus forte. En effet, dès la prise de conscience de la gravité de la situation, les médias ont couvert le sujet tous azimuts. Presse écrite, médias en ligne, TV, radios : le Covid-19 s’est imposé avec une vitesse directement proportionnelle à sa propagation mondiale dans toutes les typologies de presse, dans toutes les rubriques, dans toutes les émissions. Ainsi, une étude récente de l’INA² met en évidence le fait que la médiatisation du Covid-19 et de ses conséquences est un phénomène absolument inédit dans l’histoire de l’information télé : du lundi 16 mars au dimanche 22 mars, 74,9 % du temps d’antenne a été consacré au coronavirus et à ses conséquences, ce qui représente une production totale de près de 378 heures d’informations sur le sujet. La presse écrite n’y échappe pas non plus. Une étude menée par Tagaday³ montre que depuis mi-mars, chaque jour, pas moins de 19 000 articles sont consacrés au Covid-19. Les médias sociaux, quant à eux, suivent la tendance et répondent de manière quasi épidermique à cette flambée médiatique. Une équipe de chercheurs de l’EPFL s’est associée au Temps pour réaliser une étude⁴ qui vient comparer trois phénomènes : le volume de recherches Google, celui des articles publiés en ligne par les médias, et les mentions du coronavirus sur Twitter, une boucle vicieuse s’auto-alimentant de manière exponentielle.
Plus viral sur la toile que dans la rue ?
Les hashtags se démultiplient, les prises de paroles aussi, tout comme les fake-news qui y trouvent un terreau des plus fertiles. Bref, tout le monde en parle et les réseaux sociaux fonctionnent comme des boîtes réverbérantes des médias et viennent donc renforcer cette nouvelle fonction d’alerte de l’information. Ainsi, de gros volumes d’articles sont concomitants à de gros volumes de tweets. Telles des dépêches AFP mais sans rigueur journalistique ni recoupement de sources, ces micro-bouts d’informations titillent, tiraillent, et, s’agissant de Coronavirus, angoissent. En effet, ce qui est particulièrement intéressant à noter dans l’analyse de Twitter, et encore plus vrai pour ce média social que pour tous les autres aujourd’hui, c’est que ce réseau est utilisé à des fins de recherche d’information par ses utilisateurs. Ayant pleinement conscience de cet usage détourné et non-prémédité à l’origine dans son dispositif sociotechnique, Twitter a proposé à ses utilisateurs depuis février 2018 de nouvelles fonctionnalités qui viennent entériner sa fonction de source d’information. Un exemple en image, la fonctionnalité les « Moments du jour » :
Plus récemment, la section « COVID-19 en France » / « Coronavirus EN DIRECT », qui propose aux utilisateurs du petit oiseau bleu de suivre en temps réel « les informations des sources fiables et officielles », vient consacrer en plus la posture d’alerte endossée par ce média social.
Facebook, presque par mimétisme avec les médias plus traditionnels, a lui-aussi, de manière particulièrement forte, assumé sa fonction de gardien des trajectoires du risque. La première manifestation la plus tangible de cette fonction remonte au 13 novembre 2015, lorsque Facebook, en plus d’agréger au même titre que Twitter les différentes mises en garde des médias, des leaders d’opinion et des simples internautes, a mis en place son propre système d’alerte/de sécurité : le safety check. Ce système d’alerte a été utilisé depuis à plusieurs reprises par le géant du web dans des situations plus ou moins similaires (tremblement de terre survenu au Népal, attentat terroriste à Londres etc.). La crise liée au Covid-19 ne fait pas défaut à cette dynamique. Le réseau propose en effet à l’ensemble de ses utilisateurs des bannières ou des photos de profil customisées affichant des messages de soutien aux décisions gouvernementales pour endiguer la pandémie, du type « Restez chez vous ! ». Par ailleurs, il va presque de soi qu’EdgeRank, l’algorithme régissant le newsfeed personnalisé de Facebook, a été mis à jour de manière à donner une importance grandissante aux nombreux articles concernant cette crise planétaire.
On l’aura compris, tous les médias confondus font tout pour nous donner un accès immédiat et élargi à toute l’information liée au Coronavirus. Ainsi, beaucoup de médias traditionnels proposent des abonnements à prix réduits dans le cadre du confinement ou des partenariats inédits avec des réseaux sociaux… Les initiatives en ce sens regorgent… Mais être plus informé, est-ce forcément être mieux informé ?
Les maux de la « mal-info »
Et si trop d’information – immédiate, dénuée de contextualisation et d’approche pédagogique – tuait l’information, ou en tout cas brouillait les pistes plus que ce qu’elle ne les éclairait ? Dans ce nouveau régime d’alerte, tout se passe comme sila fonction de certains médias (et notamment à cause de l’usage que le plus grand nombre en fait) était d’attiser les peurs plus que de répondre à un réel besoin d’information. Ainsi, la « bonne » consommation de l’information, celle qui répond à un besoin vital, celui d’être relié aux autres et qui remplit une fonction de connexion et de partage, parfois une fonction de communion – notamment lors des grandes « messes » ritualisées comme les débats électoraux, les finales des coupes sportives… – semble battue en brèche par une (sur)consommation de l’info s’apparentant à du pathologique, où l’info deviendrait de la « mal-info »⁵.
La mal info s’accompagne de réflexes bien particuliers. Le premier est sans aucun doute le renforcement de l’exposition sélective qui correspond au fait de se renfermer dans quelques sources d’info-zones confort. Comment fonctionne l’exposition sélective ? Pour ne prendre qu’un exemple : un internaute identifié « de gauche » par le choix de ses connexions/amis et des pages sur lesquelles il clique se verra proposer par les réseaux sociaux (comme Facebook) toujours davantage de connexions et de pages/profils « de gauche ». Ce double filtrage, effectué par l’algorithme et par les choix de l’internaute, explique le phénomène du filter bubble⁶, à savoir la formation d’une bulle tribale, constituée par l’internaute et par ses semblables, laquelle a tendance à s’enfermer sur elle-même. En effet, à prime abord, faire partie d’un groupe socialement identifié et consommer une information choisie et assumée précisément pour son inscription dans une lecture du monde particulière semble être une pratique valorisante. Mais cette pratique comporte un hic : un grand nombre de consommateurs d’information (souvent ceux les plus à même à lire et à partager des fake news) peuvent ne pas avoir conscience de leur appartenance tacite à un groupe particulier véhiculant des idéologies bien précises. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut rappeler ici ces bulles d’enfermement tant décriées par certains pour avoir conduit au Brexit ou à l’élection de Trump, où les dynamiques créées sur les médias sociaux auraient joué un rôle déterminant.
Une autre conséquence de ce type de consommation de l’information est celle de la fragmentation. Si on cherche et on lit tout sur un même sujet (comme cela peut être le cas de certains d’entre nous aujourd’hui par rapport au Covid-19) on devient hyperspécialiste de celui-ci, ce qui vient nuire à la possibilité de construire une espèce d’horizon informationnel commun qui nous permettrait d’avoir une base partagée dans la société qui ne se limiterait pas exclusivement au régime d’urgence… En effet, avec une couverture médiatique aussi importante et un accord tacite des publics qui deviennent addicts à la nouvelle fonction d’alerte des médias (médias sociaux y compris !), on se demande honnêtement si le Covid-19 et son endiguement par le confinement n’auraient pas confiné aussi le reste de l’actualité !
En effet, à l’heure du confinement, de la distance réglementée et des gestes barrières, comment continuer à faire corps ? Comment continuer à être ensemble en échappant au confort immédiat d’un entre-soi exacerbé, qui comporte intrinsèquement des risques majeurs de polarisation, de logiques binaires, terreaux de la radicalisation, laquelle apparaît comme l’un des maux les plus dangereux qui soient… ?
¹ Katz (Elihu), Lazarsfeld (Paul)– Influence personnelle [trad. de Personal Influence, 1955], Paris, Armand Colin, 2008.