Instagram a été lancé aux États-Unis le 6 octobre 2010. La promesse de ce nouveau réseau social ? Permettre à ses utilisateurs de partager leurs plus belles photos, sublimées par les fameux filtres Instagram. Aujourd’hui, l’application rachetée par Meta est devenue un incontournable de nos smartphones. Elle est utilisée chaque jour par des millions de personnes partout dans le monde, qui y partagent photos, vidéos, « stories », « reels » ou encore de nombreux messages privés. Alors que les taux d’engagement organique sur les réseaux historiques – Facebook et Twitter – sont en chute libre, Instagram demeure l’un des médias sociaux les plus plébiscités par les internautes. Qu’est-ce qui fait le succès d’Instagram ?
Contrairement à des plateformes comme Facebook ou Twitter de plus en plus décriées pour altérer l’expérience utilisateur en invisibilisant toute publication non-sponsorisée, Instagram enregistre une forte augmentation de sa communauté[1] ainsi que des taux d’engagement organique bien supérieurs[2].
Les créateurs d’Instagram semblent avoir pris en compte le phénomène de mondialisation, exacerbée par la démocratisation d’internet, dans la conception de leur réseau social. À défaut d’une langue mondiale, Instagram semble avoir misé sur l’image comme langage universel. Ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots ?
En tant qu’instagrammeuse – plutôt passionnée – depuis environ deux ans, j’ai été souvent interpellée par les profils qui s’abonnaient à mon compte. Long story short, des personnes de tout horizon, de tout âge et surtout de tout idiome… Il semblerait que sur Instagram tout se passe comme si la question linguistique ne constituait guère une barrière pour profiter des contenus des autres… My guess? Nul besoin de parler la même langue pour apprécier un paysage insolite, un rayon de lumière, voire un plat préparé avec soin.
L’auto-censure censurée sur Instagram ?
La parole, les mots sont essentiels au fonctionnement des réseaux comme Twitter ou LinkedIn, et cela d’autant plus avec leur transformation progressive dans de véritables plateformes d’information. Avec l’image qui y règne en maître, Instagram, en revanche, sauvegarde d’abord sa fonction de divertissement, mais surtout l’accessibilité de ses contenus.
Le poids des mots… On sait à quel point l’usage d’un mot plutôt que d’un autre laisse entrevoir une grille de lecture du monde ainsi qu’un ancrage idéologique. Les mots deviennent donc des barrières à l’engagement, d’une part parce qu’ils sont exprimés dans une langue spécifique par définition non-universelle, et d’autre part parce qu’ils renforceraient le phénomène d’auto-censure.
Dans les premières années de Facebook, le ratio entre les créateurs de contenu (ceux qui publiaient) et ceux qui consommaient ces contenus passivement (vues, likes..) était de 10 % vs. 90 %. On observe que se reproduisent en ligne des phénomènes sociaux préexistants, comme le fait que les gens préfèrent souvent passer sous silence des opinions qu’ils savent minoritaires. La « spirale du silence » théorisée par Elisabeth Noelle-Neumann en 1974 met en avant le fait l’individu, face à la crainte de se retrouver isolé dans son environnement social, aura tendance à taire son avis. A cela s’ajoutent les barrières sociales plus classiques, comme le fait de ne pas être en mesure d’écrire dans la « langue dominante », en employant les « bons mots », et donc de ne pas se sentir légitime à écrire[3].
Avec l’acculturation aux réseaux et le développement en masse du web social, ce ratio a été modifié. Les fameuses bulles informationnelles créées par les algorithmes de certains réseaux sociaux ont permis la libération de la parole de nombreuses personnes, confortées justement par l’impression de partager des opinions majoritaires, et ce pour le meilleur (avec la libération de la parole des classes minoritaires, des victimes, me too, etc.) ou pour le pire (avec la prolifération des théories complotistes et des fake news). Mais combien d’entre nous avons toujours un (faux) compte Twitter qui nous permet de suivre sans jamais tweeter ?
L’auto-censure peut naître également du fait que l’on a de plus en plus conscience des phénomènes de surveillance ou tout simplement du fait que nos présences sociales sont constamment analysées par des amis, des connaissances, voire par d’éventuels partenaires d’affaires ou employeurs, et qu’elles peuvent, selon les subjectivités de chacun.e, nous porter préjudice.
« Une image vaut mille mots », le fonds de commerce d’Instagram
Insta – instant – instantané. Gram du grec ancien γράμμα, grámma (« signe, écrit »). À la recherche d’une étymologie un peu poétique du nom de l’outil, on peut entrevoir la promesse de l’application. L’image-signe, l’image-langage comme point de rencontre, de lien.
Si Instagram est une plateforme résolument visuelle, c’est parce qu’elle se veut universelle, tout comme son contenu. Si les images sur Instagram racontent des histoires, nous faisons l’hypothèse qu’entre l’histoire racontée par celle ou celui qui publie son cliché et la réception de ce dernier, il y a un éventuel décalage.
En effet, l’interprétation d’une image ne peut être que personnelle, donc plurielle, ce qui fait que la majorité du contenu publié sur Instagram est facile d’accès. Pour accueillir, pour interpréter une image, on fait appel à notre propre grille de lecture du monde et à notre imaginaire propre. Dès lors, Instagram, contrairement aux autres réseaux, débloquerait à la fois le phénomène d’auto-censure et celui de l’enfermement dans une bulle (algorithmique ou choisie), dans une communauté partageant exactement les mêmes idées et les mêmes valeurs que soi. Davantage qu’un journal intime donné à voir aux autres, Instagram serait-il un reflet de soi, un miroir où l’on voit ce qu’on a envie de voir ?
Quoi qu’il en soit, une image pourra ainsi « parler » à des personnes de toute culture, de toute classe socio-professionnelle, de tout idiome, de toute zone géographique, bref de tout horizon ! Chacun n’y verra ni n’en retiendra pas forcément la même chose, et ce n’est pas grave. Cela empêche notamment le risque de polarisation constaté sur les autres réseaux sociaux – Twitter et Facebook en chefs de file. Instagram devient ainsi un lieu de partage de symboles et de construction progressive d’un horizon symbolique commun. Par ailleurs, un réseau qui fonctionne comme un miroir de soi est plus réconfortant, davantage capable de débloquer la parole (ou plutôt l’image-parole). Le fait que le visuel, l’image représente la première fonction et le fonds de commerce d’Instagram explique au moins en partie son succès.
De nouvelles fonctions pour Instagram pour renforcer l’universalité de ses contenus
Depuis fin 2022, Instagram déploie une nouvelle fonctionnalité qui permet de donner une ambiance musicale aux photos sur le réseau. Ainsi, au même titre que pour les stories ou les reels, les utilisateurs ont désormais la possibilité d’accompagner leurs photos par un morceau sonore de leur choix. Quoi de mieux pour renforcer l’universalité des contenus sur Instagram, si ce n’est l’ajout d’un second langage universel ?
La musique est une part importante de l’expression sur Instagram, et nous sommes ravis d’offrir la possibilité d’ajouter de la musique aux publications photos dans le feed comme cela est possible avec Reels and Stories. Quel que soit le format qui fonctionne le mieux pour raconter votre histoire, vous pouvez désormais ajouter une bande-son à vos publications photos préférées pour leur donner vie ! explique Instagram dans sa publication annonçant sa nouvelle fonctionnalité.
Bien entendu, il n’est pas surprenant de voir Instagram développer davantage de fonctions axées sur la musique, laquelle est un élément clé du succès de son concurrent direct : TikTok. Sur la plateforme chinoise, les marques médianes gagnent un taux d’engagement moyen par abonné de 4,1 %, soit 6 fois plus que sur Instagram et bien plus que sur Facebook ou Twitter. Il s’agit d’ailleurs du réseau social qui enregistre la plus forte croissance de sa communauté en 2022. Si TikTok mise dès le départ non pas sur la photo, mais sur la vidéo comme typologie de contenu phare pour son réseau, l’usage qui en est fait – sans être exclusif – est particulièrement intéressant et ne vient que renforcer les idées exprimées jusqu’à présent. On trouve sur TikTok majoritairement de la danse et de la musique : là encore, pas besoin de parler pour se comprendre !
Ces 20 dernières années, les grands acteurs du numérique ont complètement bouleversé les modèles économiques traditionnels. Dans un monde où la désintermédiation semblait être la norme, ces challengeurs ont émergé sur des positions d’intermédiaires par excellence, en captant de grandes parties de la chaîne de valeur au sein de nombreuses industries. Le phénomène de « ré- intermédiation » serait-il le concept clé permettant de comprendre et de définir l’économie numérique dans son ensemble ?
A partir des années 70, on assiste à un phénomène de désintermédiation. L’individu, de moins en moins syndiqué, de moins en moins encarté, de moins en moins en proie au fait religieux, ne compte plus sur les grandes structures façonneuses de récits et de réalités qui édictaient historiquement la marche à suivre. L’apparition et la démocratisation d’internet à partir des années 2000 n’ont dans un premier temps fait que généraliser ce trait de figure de nos sociétés, notamment sur le plan économique. En effet, la désintermédiation a donné au consommateur la possibilité d’accéder directement au produit ou au service dont il avait besoin, sans contrainte de temps ni d’espace. Pour ne prendre que les exemples les plus emblématiques, Internet a largement favorisé la désintermédiation dans le domaine du voyage, du tourisme ou encore dans le secteur bancaire. Cependant, cette désintermédiation liée aux débuts de l’ère Internet n’a été que de courte durée.
Un phénomène de désintermédiation-réintermédiation des échanges
Ainsi, la désintermédiation s’est presqu’immédiatement accompagnée d’une réintermédiation. En effet, l’économie numérique n’a fait que remplacer les intermédiaires historiques qui ont vu leurs activités décroître au profit de nouveaux intermédiaires, la plupart du temps des plateformes Internet. Uber (transport), Airbnb (logement), Zoom, Whatsapp, Facebook Messenger (télécommunications), Amazon (commerce de détail), Spotify (musique), Netflix (vidéos), sont devenus des intermédiaires incontournables entre le consommateur et le service ou le produit qu’il recherche. Si on veut aller plus loin encore, Google, véritable façonneur de réalités, nous apparaît comme le roi de l’intermédiation par excellence, celui qui rend possible la rencontre de l’offre et de la demande sur le web. Par ailleurs, au regard du fonctionnement actuel de l’ensemble des médias sociaux, même s’ils ont été conçus initialement comme des intermédiaires permettant la rencontre virtuelle de personnes et de communautés, avec l’accumulation de data et le targetting publicitaire, ils sont devenus une marketplace comme une autre – le lieu où le consommateur, exposé à des publicités extrêmement ciblées, remplit son panier et paie.
C’est justement cette position d’intermédiation qui met l’ensemble de ces géants du numérique sous les feux des critiques : droits voisins, amendes liées à la concurrence déloyale, etc. Au regard des impressionnantes capitalisations boursières de ces acteurs, il apparait injuste en effet qu’ils arrivent à capter autant de valeur alors qu’ils ne produisent rien au sens de l’économie réelle.
L’intermédiation est-elle vouée à perdurer ? Constitue-t-elle le véritable business model de ces acteurs économiques ou s’agit-il d’une étape intermédiaire supplémentaire dans le chemin vers le monopole ?
La loi du monopolesur le web
En effet, si on regarde de près l’évolution de chacune des plateformes ainsi que les choix stratégiques opérés par leurs fondateurs, on peut aisément identifier le mécanisme à l’œuvre au sein de cette « nouvelle » économie.
Nous faisons ainsi l’hypothèse selon laquelle l’économie numérique est régie par une bataille incessante qui pourrait être aisément réfléchie à partir du concept d’Elias, « loi du monopole »[1]. Cette bataille a lieu en deux temps.
D’abord, on assiste à des combats lancés au sein d’un certain nombre de secteurs qui viennent à être « parasités » par de nouveaux acteurs du numérique. Au sein de chaque secteur donné, cette course aboutit au remplacement des anciens intermédiaires, grâce à la capacité que ces nouvelles plateformes ont à s’imposer comme indispensables. L’un des plus illustres exemples de cette dynamique ? Amazon.
Conçu initialement en tant que librairie en ligne sans problématique liée aux stocks et pouvant mettre à disposition de ses clients des livres rares, Amazon est d’abord apparu comme une opportunité pour les utilisateurs, mais aussi pour les éditeurs qui y ont référencé leurs produits en masse. Depuis, Amazon s’est lancé dans la vente des livres d’occasion. Cette évolution a mis les libraires dans une posture de concurrence vis-à-vis du géant du web, ou plus précisément les a basculés dans un système de « coopétition »[2] dans le cadre d’une plateforme à trois versants — éditeurs, internautes et libraires — dont le grand gagnant est Amazon.
Et son évolution ne s’est pas arrêtée là. Après avoir monopolisé le marché du livre, Amazon a amplement diversifié son offre de services pour se dédier à la vente online de presque tout (prêt-à-porter, jeux, produits alimentaires…). L’enjeu ? Monopoliser l’intégralité de l’e-commerce ?
Dans un second temps, une fois qu’un secteur donné a été monopolisé par une plateforme numérique, une nouvelle bataille s’enclenche, cette fois-ci jouée exclusivement sur le territoire des grands du numérique, où la loi du plus fort l’emporte. Mange ou tu seras mangé. Les rachats intempestifs de tout challengeur par les géants du web (Facebook qui s’offre Instagram, Google qui achète Youtube…) , mais surtout la course à l’autarcie menée par chacun des GAFAM sont des symptômes concrets de ce mouvement.
L’exemple le plus tangible aujourd’hui est peut-être celui de Google, dont les fondations remontent à 1998 avec sa solution éponyme, à savoir le moteur de recherche créé pour faciliter l’usage et accentuer la serendipité du web. Premier et inégalable sur un marché qu’il a lui-même créé – celui des moteurs de recherche, Google ne s’est pas satisfait d’une position monopolistique sur ce dernier, mais a rapidement cherché à s’y appuyer pour consolider des positions de pouvoir ailleurs – voire une position monopolistique sur le web dans son entièreté ? En effet, via sa société Alphabet, Google mène depuis plusieurs années une politique de diversification forte, procédant à de nombreuses acquisitions au fil des années. II détient aujourd’hui de nombreux logiciels et sites web notables parmi lesquels YouTube, le système d’exploitation pour téléphones mobiles Android, ainsi que d’autres services tels que Gmail, Google Drive, Google Earth, Google Maps ou Google Play… Software, hardware, softpower, de quoi bâtir un royaume ! Google serait-il en train de coloniser le web et de devenir le détenteur du monopole de la violence symbolique légitime[3] sur le world wide web ?
Difficile de savoir si les acteurs du numérique peuvent être conçus comme des acteurs rationnels – on dit que les gens ne savent pas l’histoire qu’ils font – et d’ailleurs celui qui semble fort aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain, mais il est certain que les règles de survie dans cette nouvelle économie numérique sont les règles d’une course irréfrénée au monopole. Mais lequel ? Et si cette ré-intermédiation n’était qu’une étape de plus vers la suivante ?
Netflix, plateforme de streaming par excellence, crée depuis longtemps ses propres fictions au détriment de la diffusion des œuvres issues de l’industrie cinématographique. Et si Amazon se mettait à produire les produits qu’il vend ? Et si Google créait l’information qu’il délivre ? Et si Airbnb investissait massivement dans l’immobilier ?…
[1] Selon Norbert Elias, la genèse de l’État moderne passe par la monopolisation du pouvoir sur un territoire. « C’est à la suite de la formation progressive de ce monopole permanent du pouvoir central et d’un appareil de domination spécialisé que les unités de domination prennent le caractère d’État» (La dynamique de l’Occident, 1975). Si notre territoire est le web et que l’ensemble des GAFAM, NATU et co’ sont les organisations politico-militaires qui se livraient des combats autrefois, l’analogie nous semble prendre tout son sens.
[2] Mot-valise d’origine anglo-saxonne réunissant les mots « cooperation » (coopération) et « competition » (concurrence). La coopétition désigne donc une démarche qui vise à coopérer à plus ou moins long terme avec des acteurs de la concurrence.
[3] Il s’agit de la définition de l’État donnée par le sociologue français Pierre Bourdieu qui reprend la définition du sociologue allemand Max Weber pour lequel l’État était « le monopole de la violence physique légitime ». En développant le concept de violence symbolique, Bourdieu enrichit la réflexion en y apportant cette nuance essentielle pour comprendre la légitimité étatique dans des pays pacifiés. Dans l’acception bourdieusienne, l’État devient ainsi par son pouvoir de nomination « la banque centrale du capital symbolique », au même titre que Google qui consolide des positions monopolistiques dans le numérique et se place en régisseur des normes du web.
Les NFT – non fungible tokens ou encore jetons non fongibles[i] – structurent depuis peu un véritable marché qui s’élève aujourd’hui à plus de 40 milliards de dollars. Leur visée ? Authentifier des objets numériques, voire redéfinir la propriété dans le monde digital. Décriés, inquiétants d’un point de vue environnemental, les NFT, dont la technologie est basée sur la blockchain[ii], fascinent et deviennent l’objet du désir des amateurs d’art, mais aussi des spéculateurs… Réflexion sur les NFT, ces étranges objets de Désir.
Les NFT ont initialement été conçus en 2014, avec un objectif plutôt vertueux : permettre aux artistes et aux créateurs de contenu numérique d’obtenir une preuve d’authenticité de leur œuvre et pouvoir ainsi rémunérer leur travail en échappant aux risques inhérents du web liés au piratage et au non-respect de la propriété intellectuelle. Cette fonction des NFT est encore à l’œuvre à l’intérieur du marché de l’art. Des initiatives inédites le prouvent, comme la création du Meta History : Museum of War, permettant à 146 artistes ukrainiens de préserver la mémoire des événements et de collecter des dons pour soutenir les victimes de guerre.
Cependant, les NFT ne profitent pas qu’aux artistes du numérique ou encore au financement de « bonnes causes ». La sociologie des usages nous permet encore une fois de constater l’écart entre l’objectif initialement fixé par le créateur d’une innovation technologique, sociale, etc. et l’usage qui découle de cette dernière. Qui aurait prédit en 2004 que les réseaux sociaux, dont les dispositifs sociotechniques devaient simplement permettre de rester en contact et de communiquer avec ses proches, allaient devenir des plateformes d’information et des marchés de prédilection pour la publicité ? Amazon, Uber, Airbnb… en ce qui concerne l’économie numérique, nombreux sont les exemples de ces écarts entre l’idéation et l’usage ou la réalité du projet en perpétuelle construction.
De la même façon, l’usage des NFT ne se limite pas au marché de l’art numérique, mais vient le surplomber, avec l’entrée sur le marché de tout un tas de « produits »[iii] plus ou moins étranges, joujoux des spéculateurs.
Les NFT ou la naissance d’une nouvelle place de marché
Alors que les premiers NFT remontent à 2014, le concept n’a touché le grand public qu’entre 2020 et 2021, suite à quelques ventes particulièrement médiatisées comme celle du premier tweet de Jack Dorsey, acheté en mars 2021 pour 3 millions de dollars.
En effet, tweets, cartes de jeux vidéo ou de footballeurs, mèmes, cryptokitties, mini-vidéos … constituent une partie du champ d’application des NFT à date. Leur promesse ? La possibilité de transformer un objet pléthorique – les données numériques – en quelque chose de rare, donc de désirable.
Ainsi, la ligue américaine de basket-ball NBA vend des mini-vidéos authentifiées pour des centaines de milliers de dollars. De son côté, Nike a eu pour projet de vendre des baskets certifiées numériquement. L’idée ? Associer à chaque paire de baskets physique un correspondant NFT ; autrement dit, faire usage des nouvelles « normes » du numérique pour combattre la contrefaçon dans le monde physique.
Les NFT ou comment « authentifier » sa valeur personnelle dans nos « sociétés numériques »
Art, gamification, nouvelle manière de breveter des objets numériques, mais aussi matériels, les applications des NFT sont déjà riches. Si certains grands collectionneurs ou puristes du NFT pensent que cette technologie va redéfinir la propriété dans le monde numérique, l’engouement autour de ces actifs peut, à mon sens, être assez aisément expliqué à travers un détour sociologique.
S’étonner que certaines personnes soient disposées à payer littéralement des fortunes pour posséder un objet dont l’usage est à portée de main de tou.te.s – le plus souvent à distance d’une requête Google et d’un clic – revient à s’étonner que certaines personnes sont depuis bien plus longtemps disposées à payer littéralement des fortunes pour posséder des objets de luxe. Plus c’est rare, plus c’est précieux, plus c’est désirable. Quelle différence réelle entre le fameux Birkin Bag de Hermès et un sac à main artisanal et original mais peu marketé ?
Pourquoi les fans de baseball s’arrachent-ils des battes à des milliers, voire à des millions de dollars, alors que le prix d’entrée sur le marché d’une batte sortie d’usine s’élève seulement à une vingtaine de dollars ?
On paie le prix qu’il faut pour se distinguer ou pour être assimilé à un certain groupe social, le plus souvent à celui qui est dominant dans un champ donné (économique, culturel, politique etc.). Pierre Bourdieu l’expliquait d’ailleurs si justement dans La Distinction. Une critique sociale du jugement (1979), un ouvrage qui a bouleversé les catégories sur le beau, l’art et la culture.
Cette théorie, selon laquelle s’offrir un NFT objet de désir ou de convoitise revient à chercher (à acheter ?) la reconnaissance de pairs dans le cadre d’un groupe social prédéfini, se confirme très objectivement avec le phénomène des Bored Ape Yacht Club – une série d’avatars NFT uniques représentant des singes nonchalants. Alors que la valeur des Bored Apes est purement subjective et spéculative, certains avatars ont été achetés pour des valeurs avoisinant les 3 millions de dollars. Comment est-ce possible ? Comme son nom l’indique, le « club » créé par deux trentenaires en Floride a très rapidement été rejoint par des célébrités, musiciens, athlètes et autres influenceurs du web qui ont choisi d’exprimer leur appartenance au club en affichant ces NFT en guise d’avatars sur Twitter. L’équation est dès lors très simple : vous souhaitez être apparenté à des personnalités particulièrement médiatisées, symboles populaires du pouvoir, du succès, de la célébrité ? Très bien ! Achetez-vous un singe !
Les NFT, un nouvel espace du « non-droit » ? Limites et dérives de cet enfant du web 3.0
Cependant, derrière l’apparente futilité des NFT, les limites et les potentielles dérives de cette technologie sont multiples.
Tout d’abord, cette nouvelle économie numérique a un impact environnemental désastreux. Aussi vertigineusement innovante que la technologie blockchain puisse l’être, héberger cette infinie base de donnée échappant théoriquement à tout contrôle central sur des milliers de serveurs partout dans le monde a un coût important, et ce coût est malheureusement d’abord environnemental. En effet, selon le New York Times, la production d’un seul NFT représenterait plus de 200 kilos d’émission de CO2, l’équivalent d’un trajet d’environ 800 kilomètres parcourus par une voiture à essence américaine classique.
Deuxièmement, ce nouveau marché – purement spéculatif, puisqu’aujourd’hui la très grande majorité des NFT proposés n’ont aucune importance au sens de l’économie réelle – semble être une fabuleuse nébuleuse, un espace de non-droit. OpenSea, l’une des principales plateformes de création et de vente des NFT, reconnaît d’ailleurs sur son compte Twitter qu’aujourd’hui « plus de 80 % des NFT créés à l’aide de son outil de frappe[iv] gratuit seraient plagiés, faux ou du spam. »
[ii] La blockchain, en français « chaîne de blocs », est un type de base de données qui, contrairement à une base de données classique, est faite d’une série de « blocs » – des données reliées entre elles. Cette chaîne de blocs donne naissance à une immense collection ou encore à un immense livre partagé qui enregistre l’activité et les informations au sein de la chaîne. Puisque la blockchain est stockée sur des milliers de serveurs dans le monde entier, n’importe qui sur le réseau peut voir les entrées de tous les autres. Cette technologie de pair à pair fait qu’il est pratiquement impossible de falsifier ou d’altérer les données d’un bloc. Voici donc nos NFT sains et saufs !
Vous est-il déjà arrivé de scroller votre fil d’actualité Facebook en étant plus ou moins inconsciemment persuadé d’être sur Instagram ? Vous est-il déjà arrivé d’enchaîner une série de Reels sur Insta avec la certitude de passer un petit bon moment sur TikTok ? Twitter, quant à lui, a depuis longtemps abandonné ce qui faisait sa spécificité – les fameux 140 caractères pour devenir une plateforme éminemment visuelle et motrice au même titre que les réseaux précédemment cités. Cet été, via l’implémentation d’une série de nouvelles fonctionnalités, LinkedIn aurait-il, lui-aussi, franchi le cap’ pour se ranger dans la vague uniformisatrice du web, au risque d’oublier sa fonction différenciante, celle d’être un réseau social professionnel ?
Dans un monde du travail complètement transformé par la pandémie, LinkedIn, tout comme les autres réseaux sociaux, a connu en 2020 une forte hausse des connexions et du temps passé par les internautes sur sa plateforme. Besoin de combler la distanciation sociale liée au télétravail ? Besoin, plus que jamais, de performer et de se rendre visible professionnellement pour combattre le doute et l’incertitude ? Qu’importent les raisons. LinkedIn a quoi qu’il en soit décidé d’en tirer partie en offrant à ses utilisateurs de nouvelles fonctionnalités leur permettant de passer encore plus de temps sur sa plateforme. Un article de blog paru le 30 mars dernier signé par Tomer Cohen, Senior Vice President and Chief Product Officer chez LinkedIn, annonçait l’ensemble de ces transformations qui allaient être implémentées dès cet été. Les avez-vous remarquées ? Quelles sont donc ces nouvelles fonctionnalités de LinkedIn ?
Les « nouvelles » cover stories
Désormais, à condition que vous le souhaitiez, votre photo de profil peut prendre vie en auto-play silencieux lors de n’importe quelle connexion à votre profil. Cela ne vous rappelle rien ? Techniquement identique à la cover video de Facebook et bien entendu bien semblable aux stories d’Instagram, cette fonctionnalité est tout de même marketée à vocation professionnelle. En effet, la vidéo de promotion de celle-ci met en avant quelques exemples où des professionnels en font usage pour parler de leurs services ou encore de leurs ambitions professionnelles.
Qu’en est-il de l’utilité réelle de cette fonctionnalité ? Les utilisateurs de LinkedIn vont-ils l’employer de la manière dont LinkedIn le préconise ? Qu’il s’agisse de la recherche d’emploi ou des activités de prospection, il paraît en effet intéressant, pour un éventuel employeur ou un client potentiel, d’avoir un aperçu de ce que vous êtes via cet outil. Cependant, deux risques sont associés à cette nouveauté : que les internautes la jugent soit trop semblable à ce que d’autres plateformes proposent déjà, soit peu professionnelle car trop exhibitionniste. Par ailleurs, si elle apparaît comme étant intéressante pour des professionnels de la communication, il peut paraître injuste de juger un ingénieur ou un analyste sur des compétences dans lesquels il n’est pas censé exceller.
Encore plus de streaming
Aussi, LinkedIn met encore plus le live à l’honneur ! Si vous utilisiez d’ores et déjà cette fonctionnalité, vous pourrez constater que désormais lors de vos transmissions live, ces dernières remplaceront provisoirement votre photo de couverture pour donner à vos contenus live encore plus de visibilité.
En effet, on estime que d’ici 2022, 82 % du trafic internet global viendra du streaming et du téléchargement de vidéos (Cisco, 2019), ce qui représente une augmentation de 72,3 % par rapport à 2017. Il n’est donc pas étonnant que LinkedIn se mette à la page et fasse du streaming un réel cheval de bataille.
L’introduction du Creator mode
Enfin, LinkedIn propose désormais un mode spécialement conçu pour les créateurs de contenu, autrement dit pour les leaders d’opinion. Comme indiqué sur son site, ce mode permettrait aux utilisateurs du réseau d’augmenter leurs audiences. Comment ? Une fois le mode créateur activé, le bouton « Se connecter » sera remplacé par le bouton « Suivre » et le nombre d’abonnés précis – et non plus le fameux « Plus de 500 relations » (qui jusqu’ici préservait les utilisateurs du diktat du nombre) – sera affiché dans l’introduction de votre profil. Au même titre que sur Twitter ou sur Instagram, vous pourrez aussi choisir d’afficher via des hashtags les sujets sur lesquels vous publiez du contenu. Par ailleurs, ce mode réorganisera votre profil pour afficher en premier lieu les sections « Sélection de contenus » et « Activité ».
Vous l’aurez compris, le Creator mode n’est rien d’autre que la sacralisation de l’influenceur sur LinkedIn. Mais qu’en est-il de la vocation initiale de ce réseau social professionnel ? Les influenceurs y ont-ils vraiment leur place ? Tomer Cohen ne cache même pas les intentions stratégiques de LinkedIn :
At the heart of our ecosystem is our creator community. People love to see creators give their take on what’s happening in the news or share insights into a specific industry — whether that’s a post, a video, an article, or even a comment. If this is you, check out the new creator mode in your Profile dashboard.
Tomer Cohen, Vice President and Chief Product Officer Linkedin
Si les sujets professionnels spécifiques aux enjeux des différentes industries seront toujours tolérés, il est attendu de ces influenceurs qu’ils expriment leurs points de vue notamment sur l’actualité et l’information.
Mais politiser et polariser les échanges sur LinkedIn ne risque-t-il pas d’être contre-productif sur un réseau où la raison de notre inscription était avant tout celle de rester en contact avec d’autres professionnels ? Par ailleurs, distribuer et commenter l’actualité n’est-t-il pas déjà le hobby principal des internautes sur d’autres réseaux comme Twitter ou Facebook ? Sur un marché du social où l’uniformisation est la norme, en essayant de faire comme les autres, LinkedIn ne risque-t-il pas la noyade ?
Pour résumer, beaucoup de vidéo, plus de personnalisation, de mise en avant de soi et des arguments de « vente » à prime abord plutôt bien bâtis. Mais qu’en est-il de l’utilité réelle de ces nouveautés ? Ces nouvelles fonctionnalités, qui rapprochent encore plus le fonctionnement de LinkedIn de celui d’autres médias sociaux, ne risquent-elles pas de modifier structurellement la vocation professionnelle initiale de ce réseau ? Il n’y a que le temps qui puisse confirmer ou infirmer cette hypothèse. Le temps et surtout nos usages ! En conclusion, on ne peut que rappeler à quel point la récente histoire du développement des grandes plateformes nous a prouvé que les volontés des fondateurs et des PDG ne sont que des inflexions minimes, et que, pour analyser les évolutions du numérique dans son ensemble, il est absolument indispensable de passer par une sociologie des usages. Alors quels sont les vôtres ? Avez-vous remarqué ces nouvelles fonctionnalités de LinkedIn ? Les utilisez-vous ? Preneuse d’insights en commentaire !
Just go and google it! Rien de plus naturel dans notre quotidien à tous… Les chiffres le prouvent puisqu’avec ses 92,5 milliards de visites mensuelles, le moteur de recherche est, de loin, le site le plus visité au monde. Sa mission ? « Organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous »[1]. Mais selon quelles logiques ? L’algorithme de Google est-il infaillible ? Et si les « réponses » de Google à nos requêtes comportaient un biais sexiste ? C’est en tout cas l’hypothèse que nous allons tester dans ce papier.
Le point de départ de cette réflexion est constitué par une interrogation très concrète : ayant lancé en janvier dernier un site intitulé « Citoyenne éclairée » (citoyenne-eclairee.com) dont le référencement naturel est plutôt bien travaillé, je me suis rapidement aperçue qu’alors que le site ressortait en première position sur Google en réponse à la requête citoyenne éclairée, il ressortait seulement en page 17 à la requête formulée au masculin, citoyen éclairé. Pourtant, en réponse à la requête formulée au féminin, des sites positionnés sur ces mots clés au masculin ressortaient, quant à eux, en première SERP. Une citoyenne éclairée ne ferait-elle pas partie selon Google des citoyens éclairés au même titre que n’importe quel autre citoyen éclairé ?
Sans rentrer dans le débat sur l’écriture inclusive, en français la règle grammaticale est que le masculin l’emporte lorsqu’il y a des hommes et des femmes dans un groupe. Cela veut dire donc que le masculin est inclusif, tandis que le féminin, lui, exclut le masculin.
Si on retranscrit cette règle grammaticale de manière bête et méchante dans notre usage des moteurs de recherche, on s’attendrait donc à ce qu’une recherche formulée au masculin comporte des résultats formulés à la fois au masculin et au féminin, et à ce qu’une recherche formulée au féminin comporte des résultats exclusivement au féminin. Est-ce bien ce qui se passe ?
Reprenons notre exemple initial qui prenait comme référence la position du site citoyenne-eclairee.com sur Google. Voici ce que l’on observe en comparant les résultats de différents moteurs de recherche, selon la formulation de la requête au féminin ou au masculin :
citoyenne éclairée
citoyen éclairé
Google
SERP 1 (position 1) – environ 1 060 000 résultats la SERP 1 affiche des résultats qui renvoient aux formulations « citoyen éclairé » et « citoyenneté éclairée »
SERP 17 – environ 5 860 000 résultats renvoi vers une page du site qui affiche en gras le syntagme au pluriel masculin « citoyens éclairés »
Yahoo!
SERP 1 (position 1) la SERP 1 affiche des résultats qui renvoient à des formulations comme « citoyens éclairés » et « citoyen éclairé »
SERP 1 (position 8) renvoi vers une page du site qui affiche en gras le syntagme féminin singulier « citoyenne éclairée »
Bing
SERP 1 (position 1) – 231 000 résultats la SERP 1 affiche des résultats qui renvoient à des formulations comme « citoyens éclairés » et « citoyen éclairé »
SERP 1 (position 8) – 279 000 résultats renvoi vers une page du site qui affiche en gras le syntagme féminin singulier « citoyenne éclairée »
Qwant
SERP 1 (position 1) la SERP 1 affiche des résultats qui renvoient à des formulations comme « citoyens éclairés » et « citoyen éclairé »
SERP 1 (position 2 et 7) – 278 000 résultats renvoi vers 2 pages du site qui affichent en surligné la formulation au féminin du syntagme
Ecosia
SERP 1 (position 1) – 233 000 résultats La SERP 1 n’affiche que des formulations au féminin singulier ou au pluriel : « citoyens éclairés »
SERP 1 (positions 2 et 6) renvoi vers 2 pages du site qui affichent en surligné la formulation au féminin du syntagme
Position du site citoyenne-eclairee.com sur les moteurs de recherche et analyse des liens bleus proposés en SERP 1
A la lecture de ce tableau qui compare la position du site citoyenne-eclairee.com dans les SERPs des cinq moteurs de recherche les plus utilisés en France[1] on s’aperçoit que tandis que Yahoo!, Bing, Ecosia et Qwant affichent le site en première page de résultats indépendamment du genre choisi pour la requête, Google quant à lui, en réponse à la requête formulée au masculin réserve au site Citoyenne éclairée une place en 17ème page de son moteur de recherche. A prime abord, tout laisse penser que de manière contre-intuitive, chez Google le féminin serait inclusif et ferait afficher des résultats formulés au féminin et au masculin, tandis que le masculin serait exclusif et ne ferait afficher que des résultats formulés au masculin.
Est-ce suffisant pour affirmer que l’algorithme de Google comporte un sérieux biais sexiste ?
Notre première intuition a été de considérer cette différence de position du site pourrait se justifier essentiellement par le fait que Google indexe un plus gros volume de pages que ses concurrents, ainsi que par le fait que les producteurs de contenus écrivent plus souvent nos deux mots clés au masculin (environ 5 860 000 résultats pour la requête citoyen éclairé) qu’au féminin (environ 1 060 000 résultats pour la requête citoyenne éclairée). Par ailleurs, connaissant l’importance de son fameux PageRank[2] dans le fonctionnement de son algorithme, s’agissant d’un site relativement nouveau sans politique de netlinking fortement développée, on conçoit que Google ne puisse pas le faire apparaître en première SERP… Mais en 17ème ?! Autant dire, que l’internaute qui cherche une citoyenne éclairée en tapant sur Google citoyen éclairé, n’a strictement aucune chance de la trouver ! Une blague dans le domaine du SEO veut que pour cacher un cadavre, il suffise de le cacher en deuxième page des résultats Google.
Mais alors Google est-il sexiste, oui ou non ?
Impossible de tirer des conclusions à partir d’un seul et unique exemple ! Dès lors, nous avons constitué un mini corpus pour vérifier l’hypothèse initiale dans une optique moins nombriliste ! J Nous avons donc analysé les résultats affichés en SERP 1 de Google selon les formulations au masculin et au féminin de quelques autres requêtes : metteur en scène vs. metteuse en scène, consommateur responsable vs. consommatrice responsable, créateur meuble vs. créatrice meuble, électeur informé vs. électrice informée etc.
Pour plus de lisibilité, nous analyserons seulement 2 decesexemples :
électeur informé vs. électrice informée
électeur informé
Électrice informée
Google
la SERP 1 de Google affiche des résultats qui renvoient à des pages de sites qui ont trait aux élections et à ceux qui expriment leur volonté politique aux urnes.
Pour Google l’internaute qui tape électrice informée dans sa barre de recherche cherche, sans doute aucun, des informations au sujet de l’électricité ou des trottinettes électriques.
Yahoo!
la SERP 1 de Yahoo ! affiche des résultats qui renvoient à des pages de sites qui ont trait aux élections et à ceux qui expriment leur volonté politique aux urnes.
Pour Yahoo! il y a un doute. Si les liens bleus en SERP 1 renvoient vers des pages de sites qui ont trait aux questions électorales, les aperçus d’images en haut de la page proposent quant à eux des trottinettes électriques…
Bing
la SERP 1 de Bing affiche des résultats qui renvoient à des pages de sites qui ont trait aux élections et à ceux qui expriment leur volonté politique aux urnes.
Bing propose en premier résultat une page référencée sur le mot clé électricien, mais arrive, à la différence de Google, à isoler des pages ayant trait aux questions électorales et à celles qui expriment leur volonté politique aux urnes.
Qwant
la SERP 1 de Qwant affiche des résultats qui renvoient à des pages de sites qui ont trait aux élections et à ceux qui expriment leur volonté politique aux urnes.
Si les liens bleus en SERP 1 ont exclusivement trait aux élections et à celles qui vont aux urnes pour exprimer leur volonté politique, la sélection d’image de Qwant renvoie aussi vers des photos de trottinettes électriques…
Ecosia
la SERP 1 d’Ecosia affiche des résultats qui renvoient à des pages de sites qui ont trait aux élections et à ceux qui expriment leur volonté politique aux urnes.
la SERP 1 d’Ecosia affiche exclusivement de résultats qui renvoient à des pages de sites qui ont trait aux élections et surtout à celles qui expriment leur volonté politique aux urnes (la plupart des mots clés surlignés en gras sont formulés au féminin).
Pour résumer, sur les 5 moteurs de recherche en question, le seul et unique qui ne comprend pas la formulation au féminin du syntagme « électeur informé » – et donc est incapable de proposer des résultats pertinents pour la requête – est Google. Alors que Yahoo!, Bing et Qwant proposent des liens pertinents par rapport à la requête au féminin, leur fonctionnalité images confond les électrices informées et les trottinettes électriques. Ecosia nous apparaît comme le moteur de recherche le plus pertinent sur cette requête.
auteurs philosophie vs.autrices philosophie
Une fonctionnalité que le seul moteur de recherche Google propose pour améliorer l’expérience utilisateur a retenu toute notre attention. Il s’agit d’une liste de portraits de philosophes qui nous est proposée comme accueil de la SERP 1 pour les deux requêtes. Avec 51 entrées, la requête formulée au masculin recense 50 hommes et 1 seule et unique femme – Hannah Arendt, dont le portrait en question pourrait d’ailleurs porter à confusion. La liste affichée en réponse à la requête formulée au féminin est, quant à elle, un peu plus diversifiée ; cependant, ce sont toujours les illustres figures masculines qui l’emportent, tant quantitativement (sur les 51 entrées de cette nouvelle liste, seules 16 philosophes sont des femmes) que qualitativement (avec en tête de liste un homme : Jean-Paul Sartre). Là encore, à une exception près, il semble que, faisant fi de la règle grammaticale, l’algorithme de Google considère que le masculin est exclusif alors que le féminin, lui, accueille la gente masculine.
La contribution des femmes à toute œuvre collective et/ou individuelle semble ainsi subir une double peine. Invisibilisées dans les textes en raison d’une langue intrinsèquement porteuse d’une réalité historique multiséculaire, sur le web, elles sont à nouveau invisibilisées par l’algorithme d’un moteur de recherche comme Google, alors même que nos requêtes cherchaient à les faire découvrir en priorité. Au regard de l’influence que ce moteur de recherche, plébiscité par la plupart, a dans la perpétuelle construction de nos représentations, il serait intéressant que cette problématique puisse être traitée de manière transparente par les ingénieurs et informaticiens de chez Google. A défaut de modifications structurelles, des explications !
La toile regorge d’autres exemples qui dénoncent le fonctionnement du moteur de recherche qui répliquerait dans son fonctionnement des biais sexistes ou racistes pré-existants :
— SSG Perspective (Subsahara Group) (@SSGPerspective) September 14, 2016
Et vous ? Auriez-vous découvert d’autres exemples concrets qui contribueraient à dénoncer un éventuel biais sexiste de l’algorithme du moteur de recherche star ? Partagez-les en commentaire ou sur les réseaux sociaux en utilisant les hashtags #GoogleSexiste et #CitoyenneEclairée !
Qu’il s’agisse de l’intimidation et de la répression opérées auprès des journalistes de Canal+ ou encore de la suspension et de la censure de plusieurs comptes féministes sur Twitter, Instagram et Facebook, l’actualité de ces dernières semaines ne manque pas de nous rappeler à quel point la question de la liberté d’expression et de la mainmise sur l’espace public est devenue aujourd’hui essentielle. Contrairement aux idéaux universalistes qui voyaient dans l’avènement de l’ère internet la possibilité d’une évolution positive permettant plus de pluralité et de représentativité dans la configuration de l’espace public, le début du XXIe siècle marquerait-il paradoxalement le renforcement d’une double mainmise économique sur ce dernier ?
La parole : une distribution inégalitaire au fil des époques
Depuis que les sources nous permettent de rentrer dans l’histoire, la parole est associée à la notion de pouvoir. D’abord prononcée, ensuite écrite, elle semble être, à chaque époque, ce qui matérialise le fossé entre ceux qui accèdent au pouvoir et au « droit » de dire le monde et ceux qui sont invisibilisés dans la masse et inaudibles, car la foule n’a pas de mode d’expression autre que la clameur de joie ou de colère.
Ainsi, dans la démocratie athénienne, la parole, l’information et la chose publique étaient l’apanage des citoyens réunis sur l’Agora, les esclaves, les femmes et les métèques y étant exclus. A l’époque féodale, le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel s’octroyaient et se partageaient ces prérogatives. Au sein de la démocratie représentative censée caractériser – au moins dans les textes ! – nos systèmes d’organisation politique et sociale actuels, la parole publique est d’abord l’apanage des représentants de la nation à l’Assemblée, et, de plus en plus, de celles et ceux qui en vertu d’une influence ou d’une expertise particulière prennent la parole dans de nouvelles « arènes » d’expression du pouvoir, notamment dans les médias.
L’espace public : un lieu d’exercice du contre-pouvoir
Parler de parole publique revient à parler d’espace public. Dans son ouvrage le plus connu, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Habermas décrit le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État. En effet, selon lui, l’espace public naît des activités de communication de la société bourgeoise des XVII-XVIIIe siècles. Les réunions de salon et les cafés étaient en effet des endroits propices à la multiplication des discussions et des débats politiques relayés par les médias de l’époque : relations épistolaires et presse naissante.
L’information : le journalisme et la promesse démocratique
En France, si sous l’Ancien Régime les premières publications (La Gazette etc.) étaient l’instrument de communication du pouvoir monarchique, c’est à la Révolution que le principe d’une presse libre voit le jour pour la première fois. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement ».
C’est de ce principe que naît ce que nous appelonscommunément aujourd’hui le contre-pouvoir ou le quatrième pouvoir dans l’État, celui des médias et des journalistes. En réalité, les démocraties représentatives actuelles ne tiennent qu’à la croyance dans l’indépendance de ce contre-pouvoir et dans sa capacité à permettre à chacun de se tenir au courant des affaires de la cité. Comme Julia Cagé et Benoît Huet l’affirment, « l’information est un bien public indispensable au bon fonctionnement de nos démocraties »[1].
L’espace public, l’apanage des puissances économiques ?
Transition d’une mainmise politique vers une mainmise économique
Le XXe siècle est marqué par plusieurs révolutions qui secouent le journalisme et questionnent son rôle en profondeur. Après la radio, la démocratisation de la télévision rebat entièrement les cartes du jeu, d’autant plus que la France en fait un monopole d’État pendant plusieurs années.[2] « Informer, éduquer, distraire » voici les raisons d’être affichées de ce nouveau média qu’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information de l’époque, résume par la célèbre phrase qu’il prononce lors de l’inauguration du nouveau JT : « La télévision c’est le gouvernement dans la salle à manger de chaque Français. »
Les années 80 marquent en Europe ce que nous appelons en science politique le tournant néo-libéral. L’économie de marché s’emballe et l’information à la télévision, dégagée du poids politique, subit désormais de nouvelles contraintes, cette fois économiques et commerciales ; le diktat de l’audimat érige une place de choix au divertissement, au détriment de l’information.
Cela ne se passe pas de manière linéaire, mais on observe une tendance forte : la connivence politico-médiatique est peu à peu remplacée par une connivence économico-médiatique. On assiste ainsi à un transfert de mainmise sur l’espace public.
Concentration des médias…
Mais en quoi cette mainmise économique consiste-t-elle ? Au-delà de la connivence entretenue entre certains acteurs[3] ou encore des pratiques courantes dans le métier[4] pouvant créer des situations d’influence avec des répercussions sur l’information, c’est surtout la forte concentration des médias à laquelle on assiste en France depuis une dizaine d’années qui nous apparaît comme particulièrement dangereuse.
En effet, les grands industriels et, de manière globale, les plus grosses fortunes ont souvent eu tendance à acquérir des groupes de presse. Jeux d’influence, positionnement, cadrage, droit à la parole, mainmise, pouvoir. La tendance est particulièrement virulente dans les pays de l’Est à la chute du mur, où les espaces du possible s’ouvrent soudainement. Sur le terrain de la transition et du « non-droit », les médias « libres » (le contre-pouvoir) voient le jour sous la houlette de la nomenklatura, la nouvelle élite économico-politique, puis des grands trusts mondiaux. Une étude de cas sur la naissance de l’espace public démocratique et des médias libres en Roumanie ou en Ukraine, pour ne prendre que deux exemples, mériteraient dans ce sens une attention toute particulière.
La tendance se confirme également en France, et encore plus fortement ces dix dernières années : aujourd’hui 90 % des médias sont détenus par neuf personnes ou familles qui font partie des 100 plus grosses fortunes du pays. A le lire, on pourrait croire que financièrement les médias se portent plus que bien… Or, en s’y penchant de plus près, on s’aperçoit qu’aucune de ces grandes fortunes n’a comme origine le pendant lucratif de l’industrie médiatique. Depuis les années 2000, avec l’avènement du 2.0, le cocotier des médias a été durablement secoué et, aujourd’hui encore, les rédactions peinent à trouver des modèles économiques leur garantissant à la fois sécurité financière et indépendance. En effet, l’ensemble des magnats des médias en France sont en réalité des industriels dont le cœur de métier n’a rien à voir avec la presse ou l’audiovisuel. Pour ne rappeler que quelques cas flagrants :
Industries
Médias
Familles
BTP, télécoms
TF1, LCI…
Bouygues
Transport, logistique, énergie
Canal +, C8, CNews etc..
Bolloré
Luxe (LVMH)
Les Echos, Le Parisien
Arnault
Industrie aéronautique
Le Figaro
Dassault
Télécoms
Libération, BFM Tv…
Drahi
Pour un panorama exhaustif rendant compte de la concentration de l’industrie médiatique, Le Monde Diplomatique en collaboration avec Acrimed ont réalisé une infographie qu’ils prennent le soin de mettre à jour au rythme des rachats intempestifs :
A la lecture de cette infographie, ce qui frappe c’est avant tout la forte convergence entre les réseaux et les contenus. Pour ne prendre qu’un exemple, trois des 4 plus grands opérateurs de téléphonie mobile et d’accès internet en France – SFR, Bouygues Télécom et Free mobile sont les entreprises de grands détenteurs de médias : Patrick Drahi, la famille Bouygues et Xavier Niel. Infrastructures, médias et contenus ne semblent plus faire qu’un. Quel impact sur l’information avec un grand I ?
…rime-t-elle avec emprise sur l’espace public ?
Au niveau individuel, cette concentration médiatique crée des effets d’auto-censure inévitables de la part de certains journalistes soucieux de conserver leur position au sein des rédactions. Plus les monopoles deviennent puissants, plus la concentration médiatique devenue systémique pose un réel problème de mainmise économique sur l’espace public, avec des effets indésirables inscrits dans le temps long. La course à l’acquisition des médias transforme l’industrie médiatique en une industrie comme les autres, soumise aux règles de la concurrence. Des postes de contrôleurs de gestion sont créés à tous les échelons, y compris dans les rédactions, et les budgets destinés à la recherche et au traitement de l’information sont réduits. Pour les nouveaux industriels des médias, l’information, devenue un produit, est soumise aux mêmes règles d’abaissement des coûts, lesquelles entrent en contradiction avec les normes et les standards nécessaires à la production de l’information, pourtant vitale à nos démocraties.
Dans leur course au low-cost et à l’uniformisation, les médias reflètent une idéologie à part entière, caractérisée par une mise en avant de l’individu tout puissant, un rapport linéaire au temps et une forte pensée utilitariste… avec des répercussions très fortes sur le politique et sur l’état de santé démocratique de l’espace public.
Mais le cadre national nous permet-il encore de réfléchir entièrement la question d’une mainmise sur l’espace public ? Peut-on encore en 2021 tenter de contenir ce concept aux frontières floues aux frontières d’un État-nation ? Nous faisons ici l’hypothèse d’un double étage, d’une double mainmise sur l’espace public, lequel s’élargit au fur et à mesure de l’amplification de nos interconnexions.
Le double étage ou la « supra-mainmise » des géants du numérique sur l’espace public
Une inadéquation d’échelle ?
Nous l’avons vu, la financiarisation et les concentrations font peser des dangers sur le traitement de l’information, sur l’indépendance des journalistes et sur le pluralisme des idées, ce qui fait croître inexorablement la méfiance de la société civile envers ceux qui sont tacitement mandatés dans les démocraties pour effectuer le travail critique face au pouvoir.
Et si la méfiance était également le fait d’une inadéquation d’échelle ? Lorsque les flux financiers sont mondiaux, lorsqu’avec une épidémie comme celle du Coronavirus, nous prenons d’un coup conscience de notre interdépendance à l’échelle mondiale, lorsqu’avec un peu de recul, on accepte que les enjeux du siècle[5] ne peuvent se concevoir qu’à l’échelle planétaire, on est forcé de constater que l’échelle nationale semble inefficace pour réfléchir le monde de manière efficace.
Cette inadéquation d’échelle est d’ailleurs rendue criarde à partir des années 2010 avec l’avènement de l’ère des médias sociaux, qui semblaient dans un premier temps constituer le paroxysme de l’idéal universaliste de Tim Berners Lee lorsqu’il inventait le World Wide Web : rapprocher les gens et faire circuler librement l’information.
Cet idéal semble encore aujourd’hui nourrir les ambitions affichées des géants du numérique. La signature de Google l’énonce très clairement : « Notre objectif est d’organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous »[6]. En effet, à bien y réfléchir, Google, Facebook & co. sont tout simplement devenus les plus grands éditeurs au monde et cela impacte directement l’activité et les recettes des entreprises de presse. Fortes d’un très grand nombre d’utilisateurs dont les données leur ont fourni un avantage stratégique capable d’annihiler toute concurrence aussi sérieuse soit-t-elle, ces plateformes se sont imposées petit à petit en suscitant un engouement sans précédent presque partout dans le monde[7].
Vous l’aurez compris, là où, à l’échelle nationale, une mainmise économique s’exerce au sein d’un certain nombre de rédactions pour préserver des réputations ou encore pour favoriser des intérêts particuliers, à l’échelle internationale en revanche, la mainmise sur l’espace public est régie par des algorithmes dont personne ne connaît réellement le fonctionnement.
Au premier étage, on assiste à des phénomènes assez classiques de pressions ou d’autocensure. Au deuxième étage, les ambitions sont bien différentes : il s’agit de classifier, d’organiser, et de donner à voir. Au premier étage, l’audience est limitée à la fois par le cadre national et par l’ancrage idéologique des médias. Au deuxième étage, l’audience est potentiellement planétaire malgré l’éventuelle barrière de la langue et l’existence de stratégies nationales menées par les GAFA.
Au premier étage les enjeux économiques sont forts. Au deuxième étage ils le sont d’autant plus, car nous constatons une certaine dépendance entre l’économie classique et l’économie numérique qui vient la surplomber.
Par ce jeu d’interférences et d’intermédiation, le double étage semble en effet fortement interpénétrer le premier et y exercer une forte domination. Comment ?
Si la totalité des médias ont cherché à jouer le jeu des plateformes à un moment où le numérique venait ébranler la profession, c’est parce que ces dernières apparaissaient aux industries médiatiques comme des alliées fiables et incontournables. Sans chercher à faire une démonstration d’économie numérique déjà faite ailleurs[8], rappelons les grandes étapes qui ont renforcé la mainmise des géants du numérique sur l’espace public :
Au début des années 2000, la démocratisation d’internet s’accompagne en apparence par la poursuite de sa promesse initiale liée à l’accessibilité de l’information notamment à travers le principe de gratuité du web.
La plupart des contenus d’information, anciennement payants (au tarif de la publication papier) deviennent gratuits pour leurs lecteurs connectés.
L’ensemble des éditeurs, tous secteurs confondus, deviennent concurrents sur un seul et unique marché – la publicité. Le modèle économique ? Rattraper le coût de production de l’information à travers le versant publicitaire. Ainsi, plus le média jouissait d’une forte audience (trafic), plus les recettes étaient élevées.
Ce mouvement a bien entendu affecté les consommateurs d’information et de contenus, puisque la gratuité est devenue presqu’une évidence[9].
Au milieu des années 2000, les premiers réseaux sociaux voient le jour. Ils semblent alors bel et bien être la progéniture fidèle du www, et la gratuité de leurs services semble être dans leur ADN. Sur son formulaire d’inscription, Facebook mentionnait jusqu’en 2019 la célèbre phrase : « c’est gratuit et ça le restera toujours ».
Dans leur quête d’audiences, les médias ont vite investi les réseaux sociaux, avec l’ambition d’en faire un lieu d’information ; les usagers en ont manifestement fait un espace de partage et d’accès à l’actualité…
Ce n’est qu’au milieu des années 2010, lorsque les présences sur les réseaux sociaux faisaient l’objet de véritables stratégies de diffusion de l’information de la part des médias, que les plateformes ont virulemment investi le pendant publicitaire de leurs activités. Plusieurs choix stratégiques à rappeler :
Fortes des données utilisateurs récupérées au fil d’une décennie, les plateformes investissent les publicités ciblées comme nul autre acteur du web ne l’avait fait jusqu’alors.
On assiste à des modifications structurelles des algorithmes d’affichage des publications ; seules les publications sponsorisées émergent quantitativement dans les flux des usagers
Via les évolutions techniques successives des plateformes, les géants du web font en sorte de retenir davantage les utilisateurs dans le flux de leurs services ou sur des pages pop-in internalisées[10], les empêchant de quitter leur environnement pour des sites d’information par exemple.
L’ensemble de ces évolutions stratégiques ont complètement faussé toute possibilité de concurrence loyale sur le marché de la pub. Ces géants du numérique se sont partagé les plus grosses parts du gâteau, puisqu’ils sont devenus des portails d’accès aux contenus, de véritables prescripteurs d’information. Aux médias les miettes, à eux de se réinventer une nouvelle fois et de trouver des modèles économiques leur permettant de survivre.
Le spectre d’une hégémonie algorithmique
En se positionnant en instances de classification, Google, Facebook, Twitter & co. deviennent les nouveaux gatekeepers[11] de l’espace public, alors qu’ils ne produisent guère l’information ni n’en assument la responsabilité.
Et si les internautes étaient allés sur ces plateformes justement grâce aux contenus offerts par les médias ? Dès lors, ne serait-il pas juste de penser que ce n’est pas aux industries médiatiques de payer pour se rendre visibles sur ces plateformes, mais plutôt à ces plateformes de payer pour pouvoir indexer l’information qui fait leur richesse ?
C’est ce que l’ensemble des débats sur les droits voisins semblent mettre en avant. En effet, les éditeurs du monde entier cherchent à obtenir une contre-partie financière de la part des GAFA pour les contenus qu’ils ont créés. Le bras de fer est violent, comme l’a montré la récente censure par Facebook de l’ensemble des médias d’information australiens. Dernièrement les géants du numérique ont cédé à des accords bilatéraux avec un certain nombre d’éditeurs – le plus souvent les plus notoires de chaque pays – ce qui risque de menacer la pluralité des idées, la liberté d’expression, et qui questionne directement nos démocraties. Si seuls les plus grands sont financés pour leurs contenus par Facebook, Google et co., seuls les plus grands survivront – les plus grands qui subiront encore plus fortement cette double mainmise économique qui dénature l’espace public et le visage même de la démocratie.
D’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter avec elle tout ce qui est coloré, tout ce qui est particulier dans nos vies ?
Stefan Zweig, L’uniformisation du monde, 1925
Uniformisation des contenus pour répondre aux exigences des plateformes, surpression de la pluralité des points de vue nécessaires pour permettre à des citoyens de s’informer et d’être éclairés sur les enjeux du monde… quels sont les autres risques de cette supra mainmise des géants du numérique sur l’espace public conçu à l’échelle planétaire ?
Nous avons été nombreux à nous « réjouir » début janvier à la nouvelle de la suppression du compte Twitter de Donald Trump. La décision avait pourtant un caractère symbolique fort. Twitter a prouvé avoir le pouvoir de censurer la parole du président des États-Unis. A mon sens, c’est le signal d’un tournant extrêmement dangereux pour la liberté d’expression.
Février, mars, avril n’ont fait que confirmer le phénomène, puisque nous avons assisté assez passivement à un renforcement de ce que je vais appeler un caractère autoritaire des plateformes sociales. En effet, sous prétexte de se ranger du bon côté de l’histoire et de chercher à combattre les maux de la société numérique – fake news, désinformation, propos haineux, trolling – ces plateformes s’octroient désormais le droit de décider à qui donner la parole, quand et sur quels sujets[12].
En réalité, pour que cette mainmise devienne totale il ne manquerait à mon sens plus qu’une chose : que Google, Facebook & co. se mettent à créer leurs propres contenus informationnels, ce qui ne semble pas complètement dystopique lorsqu’on regarde les évolutions de positionnement de plateformes comme Netflix ou Amazon… Si ces géants se sont d’abord imposés en ayant recours à l’intermédiation pour faciliter la rencontre de l’offre et de la demande, chacun dans son champ, ils ont rapidement changé de posture. Netflix s’est ainsi transformé dans un créateur de contenus presque à part entière, qui via la diffusion privilégiée de ses fictions structure et diffuse de nouveaux archétypes, crée de nouvelles représentations du social, du politique…
La course à l’hégémonie culturelle sera-t-elle remportée par les algorithmes ?
Assisterait-on à une nouvelle colonisation, à une colonisation par le nombre, algorithmique, qui s’exerce à un deuxième étage -dans le numérique – mais qui résonne fortement dans le réel, de manière à questionner nos organisations économiques, politiques et sociales ?
[1] Julia Cagé, Benoît Huet, L’information est un bien public, Seuil, 2021
[2]Court historique du monopole étatique sur les ondes :
27 juin 1964 : création de l’Office de radiotélévision française (ORTF) comme établissement de service public national.
3 juillet 1972 : reprise en main de l’ORTF après une ébauche de libéralisation en 1968 et 1969 sous le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas. Le service public national de radiodiffusion-télévision est déclaré monopole d’Etat.
7 août 1974 : éclatement de l’ORTF en sept sociétés indépendantes : quatre sociétés nationales de programme (TF1, A2, FR3, Radio-France), un établissement public de diffusion (Télédiffusion de France, TDF), une société de production (SFP) et un Institut national de l’audiovisuel (INA). Même si elle instaure les principes de concurrence entre les chaînes, la loi maintient le monopole d’État.
9 novembre 1981 : loi sur l’octroi de dérogations au monopole d’Etat.
29 juillet 1982 : fin du monopole et création de la Haute autorité. Cette dernière accorde les autorisations d’exploitation des stations de radio et de télévision, nomme les présidents des chaînes publiques, établit le cahier des charges et veille aux règles de concurrence.
[3] En s’intéressant de près à la sociologie des acteurs, on s’aperçoit que les élites journalistiques, économiques et politiques ont des profils socio-culturels très semblables et ont souvent fréquenté les mêmes écoles et lieux de socialisation secondaire. De ce fait, des situations de connivence, d’emprise, censure ou auto-censure peuvent aisément avoir lieu à un niveau individuel.
[4] Les départements relations presse des grandes entreprise connaissent l’importance de soigner les relations avec les journalistes spécialisés dans le secteur de leur entreprise. Pour des lancements très spécifiques, les entreprises ont souvent recours à des voyages de presse, des conférences organisées dans des conditions particulières etc qu’ils proposent à des journalistes invités. Dans ce cadre, il se pourrait que certains accueils particulièrement chaleureux puissent influencer le traitement d’un papier.
[5] L’urgence écologique et la lutte contre les inégalités
[7] Certains États, dont la Chine ou la Russie, proposent des plateformes nationales. Quelques exemples : Baidu est le « Google chinois » tandis que VKontakte est le « Facebook russe ».
[9] On voit aujourd’hui à quel point des rédactions indépendantes peinent à s’assurer une sécurité financière en réintroduisant la tarification des contenus notamment à travers la vente d’abonnements (chercher article campagnes de crowdfunding Arrêt sur images ?)
[10] (qui affichent des contenus qui ne leur appartiennent pas)
Australopithèque, homo habilis, homo erectus, homo sapiens, homo sapiens-sapiens et… homo numericus ? Les évolutions technologiques et d’usages caractéristiques de ces vingt dernières années auraient-elles impacté l’être humain de manière suffisamment profonde – sociologiquement, psychologiquement, voire neurologiquement – pour insuffler une nouvelle évolution de l’espèce humaine ? Le sapiens sapiens serait-il devenu un homo numericus ?
Qu’est-ce que l’homme ? Une définition (quasi-)impossible
Mais tout d’abord, qu’est-ce que c’est qu’être humain ? Avec quels outils définir l’humanité ? La biologie, la philosophie, la sociologie, la psychologie, les neurosciences… ? Probablement aucun ou tous en même temps, sans que cela ne nous permette d’aboutir à une définition suffisamment complète.
Ouvrez un dictionnaire à la lettre « H »… Humain, homme… Les définitions semblent inachevées, maladroites. Vous le remarquerez, aucune d’entre elles ne s’attache à tenter de proposer une définition exhaustive du terme.
Ainsi, sur le CNTRL, l’adjectif « humain » est défini ainsi : « qui est formé, composé d’hommes.Genre humain ; concentration, race, société humaine. », « Ce qui est humain, qui appartient à l’homme, qui lui est propre. » L’homme, quant à lui, n’est défini que par son appartenance à une espèce en particulier du règne animal.En biologie, il est donc un « mammifère de l’ordre des Primates, seule espèce vivante des Hominidés, caractérisé par son cerveau volumineux, sa station verticale, ses mains préhensiles et par une intelligence douée de facultés d’abstraction, de généralisation, et capable d’engendrer le langage articulé. »
Peut-être que ce qui fait l’humain est justement sa capacité à s’interroger sur son être et sur son devenir, sa perpétuelle tentative de se définir. Biologiquement parlant, la génétique prouve que l’évolution de l’humain ne s’est jamais arrêtée. En sociologie, le constructivisme analyse l’humain en tant que construction sociale jamais achevée, toujours en devenir… En psychologie, Freud propose une double définition de l’homme, lequel est à la fois « homme-machine », mû et motivé physiologiquement, et « homme-social », car il a besoin d’autres personnes pour satisfaire à la fois ses besoins de conservation et ses besoins libidinaux.[1] Le philosophe Nietzsche, quant-à-lui, exhortait ses semblables en proposant la formule « Deviens ce que tu es ! ». Cette dernière, largement reprise depuis, est revisitée par l’anthropologue Jean-Loup Amselle qui propose : « Sois ce que tu deviens ».
Vous l’aurez compris, aucune volonté de ma part de parvenir à définir l’être humain ! Ces différentes manières de dire l’humain sont d’ailleurs volontairement extrêmement hétéroclites… Mon objectif ? Dépasser d’emblée l’idée de l’humanité en tant qu’essence. « L’existence précède l’essence »[2]. En effet, selon Sartre et les existentialistes, l’homme se définit de manière négative, en opposition à ce qui n’est pas lui… Ainsi, « l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et se définit après […] L’homme n’est rien, il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait » [3]. Peut-être que pour penser l’homme en 2021, il faut revenir aux bases – aux contractualistes. Dans sa tentative de peindre l’homme à l’état naturel, Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité faisait de la perfectibilité l’une des caractéristiques permettant d’individualiser et de distinguer l’homme de l’animal. La perfectibilité est un néologisme qui met en exergue le fait que la « nature » de l’homme n’est pas fixe. Dès lors, c’est l’évolutivité et la perpétuelle mouvance qui permettent d’établir un clivage métaphysique fort entre animalité et humanité. Si on peut assimiler l’animal à une machine (cf.la théorie de l’animal-machine de Descartes), l’être humain se caractérise par sa volonté libre, laquelle l’entraîne à changer, à évoluer.
L’habitus numérique : une théorisation possible
Dès lors, comment capter l’entièreté de quelque chose qui est en perpétuelle évolution ? Si nous tentions de photographier l’humain en 2021, en cherchant à apercevoir toute sa complexité kaléidoscopique – sans prétendre pouvoir capter le jeu de lumières – est-ce l’homo numericus que nous pourrions entrevoir ?
Numericus. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, on a pris l’habitude de désigner comme « numériques » les données informatiques. Ainsi, l’adjectif « numérique » qualifie une représentation de l’information par des variables discrètes constituées par un nombre fini de valeurs réelles. Se dit, par opposition à l’analogique, de la représentation de données ou de grandeurs physiques au moyen de caractères – des chiffres généralement.[4]
Le numérique n’est ainsi rien d’autre qu’une innovation technique appartenant à l’humain qui façonne fortement son environnement et ses conditions de vie. A la recherche de l’homo numericus, nous partons donc d’une acception exclusivement sociologique du terme numérique. Loin du fantasme du transhumanisme[5], de la vie éternelle ou encore des expériences en laboratoire portées sur les gènes humains – des sujets à part entière qui occupent déjà une place prépondérante dans l’espace public, notamment numérique – notre ambition est moindre ou en tout cas plus réduite.
En effet, le constat est éclatant. Le numérique croise aujourd’hui de nombreux domaines : la physique, l’éducation, la santé, la médecine, l’environnement, les sciences de la vie… autant de disciplines intrinsèquement liées au quotidien de l’humain du XXIe siècle et dont les prouesses et la pratique seraient aujourd’hui inenvisageables sans le numérique. A l’échelle de l’individu, ses usages, son activité, ses loisirs, son quotidien se voient aussi profondément transformés par la digitalisation du monde. Notre hypothèse ? Les évolutions de ces dernières décennies – la miniaturisation des devices, l’hyperconnexion, la data, le flux avec notamment l’avènement de l’ère des médias sociaux – sont des phénomènes susceptibles d’impacter l’individu neurologiquement, psychologiquement et socialement. Le sapiens sapiens serait-il devenu un homo numericus ? Ces constats suffisent-ils pour parler de l’avènement d’une nouvelle « espèce » ?
Mais numericus ne peut se joindre à homo que dans la mesure où nous concevons la révolution numérique comme le résultat direct de la perfectibilité au sens rousseauiste du terme. Ainsi, endogène d’un point de vue purement théorique[6]ou exogène lorsque le qualificatif numérique est conçu en tant qu’attribut non pas de l’humain mais de son environnement – la société numérique –, ce terme nous apparaît inéluctablement incontournable pour réfléchir l’humain en 2021.[7]
Concept de base de la sociologie bourdieusienne, l’habitus est « le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g.de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences ».[8]Parler d’un habitus numérique revient alors à s’interroger sur les effets du numérique sur la théorie des champs[9]et plus largement sur l’individu en 2021. Le numérique rebat-il les cartes et donne-t-il naissance à un nouveau champ régi par des règles nouvelles agissant et façonnant l’humain, ou ne fait-il que reproduire à l’identique dans ce nouvel espace numérique des logiques sociales préexistantes ?
Pour répondre à cette question et vérifier la validité des concepts comme homo numericus ou l’habitus numérique, il nous semble essentiel de s’atteler à répondre à une nouvelle question : le numérique fait-il réellement émerger une nouvelle culture psychologique qui interroge le social, le politique et l’économique ? Au regard de la complexité et de l’ambition de la question, il s’agira de pistes que nous souhaitons poursuivre au fil de différents articles sur le site Citoyenne éclairée. Stay tuned!
[4]Les progrès des technologies de l’information et de la communication reposent pour l’essentiel sur une innovation technique fondamentale : la numérisation. Dans les systèmes traditionnels – dits analogiques – les signaux (radio, télévisions, etc.) sont véhiculés sous la forme d’ondes électriques continues. Avec la numérisation, ces signaux sont codés comme des suites de nombres, eux-mêmes souvent représentés en système binaire par des groupes de 0 et de 1. Le signal se compose alors d’un ensemble discontinu de nombres : il est devenu un fichier de nature informatique.
[6]Syllogisme : le numérique est l’émanation (résultat direct) de la perfectibilité. La perfectibilité est selon Rousseau l’un des deux attributs qui distinguent l’homme de l’animal. Dès lors, le numérique est une émanation directe de ce qui fait que l’homme est homme. Autrement dit, le numérique est endogène à l’homme.
[7]En effet, à moins de proposer une nouvelle fiction qui cherche à extraire l’individu de son contexte historique pour retenter une nouvelle essentialisation, nous l’avons prouvé, l’humain et son environnement sont intrinsèquement liés ; et il est difficile de rendre intelligible l’un sans réfléchir l’autre.
[9]La notion de champ est centrale dans la théorie de Pierre Bourdieu. Le champ est un microcosme social relativement autonome à l’intérieur du macrocosme social. Chaque champ (politique, religieux, médical, journalistique, universitaire, juridique, footballistique…) est régi par des règles qui lui sont propres et se caractérise par la poursuite d’une fin spécifique. Ainsi, la loi qui régit le champ artistique (l’art pour l’art) est inverse à celle du champ économique (les affaires sont les affaires). Les enjeux propres à un champ sont illusoires ou insignifiants pour les personnes étrangères au champ : les querelles poétiques ou la lutte d’un journaliste pour l’accès à la Une semblent futiles à un banquier, et les préoccupations d’un banquier sont mesquines pour un artiste ou pour un militant écologique. La logique d’un champ s’institue à l’état incorporé chez les individus engagés dans le champ sous la forme d’un sens du jeu et d’un habitus spécifique.
Google s’est donné comme mission « d’organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous »¹. Or, tout le monde sait que l’information c’est le pouvoir. Qu’est-ce donc que d’aller au-delà de la détention de l’information pour se placer en organisateur de celle-ci, sinon un privilège monarchique et un pouvoir absolu ? Google, roi d’Internet, est aussi maître du ROI (return on investment). Quelle est l’étendue de son pouvoir ?
Just go and google it!, rien de plus naturel dans notre quotidien à tous… Les chiffres le prouvent puisqu’en janvier 2020, 6 milliards de recherches Google étaient effectuées chaque jour par 1,17 milliards d’utilisateurs uniques. En moyenne, 71 000 requêtes sont effectuées toutes les secondes à l’échelle mondiale. En effet, Google satisfait nos curiosités, notre soif de savoir, de divertissement, d’information ; il est même juge de nos débats avec nos pairs ! Quand deux ou plusieurs personnes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur un sujet, c’est Google qui a raison ! Et plus personne ne doute.
Qu’est-ce que Google pour la plupart d’entre nous ? Un moteur de recherche nous ayant fait oublier tous les autres. La loi du monopole d’Elias² semble s’appliquer à Google (et à l’espace virtuel) puisque plus aucun challengeur n’approche. Qu’est-ce donc que Google ? Une institution dont nous avons oublié les fondements. Plus encore ? Une évidence. La solution si simple et gratuite pour répondre à ce besoin si ancré et si important pour nous, le besoin d’information qui nous relie aux autres.
Un drôle de pouvoir, une drôle d’équation. Google répond à toutes les questions du monde sauf à une : comment fait-il pour y répondre ? Grand paradoxe. Son algorithme, qui trie parmi les 130 000 milliards de pages indexées en 2020, fait partie de ces secrets industriels les mieux gardés au monde. Sauf que Google ne vend pas du soda ou des burgers, il donne des réponses. Sous prétexte de secret industriel au même titre que la recette de Coca-Cola, Google défie la démarche scientifique qui veut que le savoir soit issu d’une méthodologie précise basée sur l’expérimentation et sur la preuve, et il nous apporte des réponses comme par magie, nous faisant ainsi sortir du paradigme cartésien. Et cela ne semble pas nous poser problème.
Google roi du contenu
Google punit les sites qui ne sont pas mobile friendly ou UX, Google punit les contenus qui ne sont pas enrichis par des images ou des vidéos, le trop de caractères sans répétition incessante de la requête principale, le pas assez… Le SEO, vous en avez entendu parler ? Le Search Engine Optimization ou l’optimisation pour les moteurs de recherche, enfin, pour le moteur de recherche roi, Google. Un acronyme bien connu dans le monde de la communication qui a donné lieu à un métier à temps plein : le métier de référenceur web. Ce dernier n’est ni un journaliste, ni un rédacteur, il n’est pas un communicant non plus, mais un spécialiste de Google qui cherche sans cesse à en décrypter l’algorithme.
Le monde libre du web se perdait dans son propre désordre… Heureusement que Google, avec son fameux « PageRank »³, a légiféré et prospère désormais en tant que grand ordonnateur des lois qu’il a lui-même édictées. Dans un monde de l’information où les institutions, les entreprises, les personnes physiques deviennent des médias, Google semble pousser l’ensemble des producteurs de contenus face à un véritable choix cornélien : écrire pour Google ou écrire pour son public ? La question ne se pose pas ?! Si. Dans la mesure où ne pas se plier aux exigences techniques et rédactionnelles du web régi par Google revient à ne jamais être visible pour son public. Or ne pas être vu — et donc ne pas être lu — c’est frustrant quand on a un message à faire passer ; ne pas être vu — et donc ne pas être lu — revient même dans certains cas à ne plus pouvoir produire de contenus.
Qu’il s’agisse de certains médias qui fondent leur modèle économique sur la publicité ou des services de communication des entreprises, la notion de performance — le taux de clic, le taux de rebond, le ROI (Retour sur investissement) en un seul mot — distingue ceux qui pourront poursuivre leur activité de ceux qui, faute de ressources, devront nécessairement l’arrêter⁴.
Écrire pour Google alors ! Mais à quel prix ? Il existe deux voies possibles. La première est la pratique exacerbée du SEO, qui revient à participer sciemment à l’appauvrissement et à l’uniformisation des contenus disponibles sur le web⁵. La seconde est de payer Google pour ne pas se retrouver noyé dans la richesse quantitative des contenus qu’il indexe et surpasser ainsi tous les autres. En effet, si vous n’êtes pas partisan du SEO, Google a une réponse pour vous : le SEA. Le terrain du Search Engine Advertising qui signifie littéralement « publicité sur les moteurs de recherche » a été fortement investi par Google qui multiplie de plus en plus les liens commerciaux ou publicitaires sur ses pages lorsqu’il répond à nos requêtes. Google Ads est le « trésorier » qui collecte l’impôt auprès des annonceurs qui souhaitent assurer à tout prix⁶ la visibilité de leurs contenus.
Google se donne officiellement pour mission de rendre l’information universellement accessible et utile. Or, les règles régissant le SEM (Search Engine Marketing) soulèvent un paradoxe nouveau : si on peut payer pour rendre accessible n’importe quel contenu, il est aisé de penser que ce contenu n’est pas forcément le plus pertinent en réponse à une requête donnée et donc n’est pas forcément utile. Inversement, les contenus utiles, « les bonnes réponses » à une requête donnée qui ne bénéficieraient pas d’un lien sponsorisé ni d’une optimisation SEO, pourraient se voir noyées en SERP 10 sans jamais être accessibles. Une blague dans le domaine du SEO veut que pour cacher un cadavre, il suffise de le cacher en deuxième page des résultats de Google…
Sur Google, l’accessible et l’utile sans être totalement irréconciliables, ne vont donc pas forcément de paire.
Google roi du web
Google roi des moteurs de recherche, Google roi du contenu, Google roi de la publicité, Google roi de la cartographie, Google roi… Google roi du web ? Google ne s’est pas satisfait d’une position monopolistique sur le marché des moteurs de recherche, mais semble chercher à consolider une position monopolistique sur le web dans son entièreté⁷. En effet, via sa société Alphabet, Google mène une politique de diversification forte, procédant à de nombreuses acquisitions au fil des années. II détient aujourd’hui de nombreux logiciels et sites web notables parmi lesquels YouTube, le système d’exploitation pour téléphones mobiles Android, ainsi que d’autres services tels que Gmail, Google Drive, Google Earth, Google Maps ou Google Play… Software, hardware, softpower, de quoi bâtir un royaume ! Qu’est-ce donc que Google sinon le détenteur du monopole de la violence symbolique légitime⁸ sur le web ?
Si la publicité (display et achats de mots clés) ont fait la richesse de Google, c’est bel et bien sa promesse initiale, celle de son premier service — le moteur de recherche — qui lui a permis de s’assurer le monopole sur d’autres marchés numériques, et de commencer une entreprise qui s’apparente à une forme de colonisation du web. En effet, avec Google le syntagme « l’information c’est le pouvoir », n’a jamais été aussi vrai, dans la mesure où plus Google donne de l’information, plus il en récolte. Plus il donne de l’information, plus il consolide son pouvoir. Comment ? L’ensemble de ses services, dont la plupart sont gratuits, sont des grands collecteurs de data. Pas besoin de rappeler que lorsque c’est gratuit, le produit c’est vous, si ?
« Le Web auquel beaucoup se connectaient il y a des années n’est plus celui que les nouveaux utilisateurs trouveront aujourd’hui. Ce qui était autrefois une riche sélection de blogs et de sites Internet a été comprimé sous le lourd poids d’une poignée de plateformes dominantes [en mesure de] contrôler quelles idées et opinions sont vues et partagées ».
Tim Berners-Lee, le fondateur du Web, interview au Monde
² Dans son ouvrage Sur le processus de civilisation (paru en France en deux volumes distincts, La Dynamique de l’Occident et La Civilisation des mœurs), le sociologue d’origine allemande Norbert Elias propose une analyse de la genèse de l’État à deux niveaux, sociogenèse et psychogenèse, mettant en évidence un processus de « conquête monopolistique ». Le point de départ de l’analyse de Norbert Elias se situe en Europe occidentale, dans le monde féodal du XIe siècle, c’est-à-dire dans une société divisée en multiples « unités de domination ». Le mécanisme non intentionnel par lequel une de ces unités (le royaume de France qui ne comprend à l’époque que le domaine royal proprement dit situé entre Paris et Orléans) va finir par supplanter les autres correspond à un processus concurrentiel par lequel celui qui n’accroît pas ses ressources risque de perdre ce qu’il possède déjà, ce qui exclut donc le maintien d’un statu quo ante entre ces « unités de domination ». L’auteur nous présente cette dynamique sociale sous la forme d’une loi du monopole. La conquête du web par une poignée d’acteurs dont Google apparaît en chef de file — les GAFA — ressemble fortement à la dynamique de concentration monopolistique menant à la création des États modernes décrite par Elias dans La Dynamique de l’Occident.
³ Le Pagerank est un système développé par les fondateurs de Google qui affecte une « notation » à une page web en fonction des liens externes pointant vers cette page et de la nature et qualité des sites sur lesquels ces liens sont présents. Combiné aux autres critères SEO, le Pagerank contribue au score global attribué à une page en fonction d’une requête donnée et donc à la position de la page dans les SERPs Google.
⁵ A combien de reprises ne vous est-il pas arrivé d’interroger Google sur un sujet assez technique (surtout qui concernait la marmite du web !) et vous avez naturellement cliqué sur le premier ou le deuxième lien naturel affiché en page 1 du moteur de recherche pour vous retrouver sur un article que je qualifierais de « bande d’annonce en boucle » qui souvent ne donne même pas la réponse à votre question ? Il s’agit là de l’œuvre de référenceurs qui trompent l’algorithme qui sélectionne pour afficher en premier des contenus non-pertinents mais respectant l’ensemble des contraintes techniques.
⁶ Un système d’enchères définit le prix de la position 1 dans la page de réponses de Google à une requête donnée.
⁸ Il s’agit de la définition de l’État donnée par le sociologue français Pierre Bourdieu qui reprend la définition du sociologue allemand Max Weber pour lequel l’État était « le monopole de la violence physique légitime ». En développant le concept de violence symbolique, Bourdieu enrichit la réflexion en y apportant cette nuance essentielle pour comprendre la légitimité étatique dans des pays pacifiés. Dans l’acception bourdieusienne, l’État devient ainsi par son pouvoir de nomination « la banque centrale du capital symbolique », au même titre que Google qui consolide des positions monopolistiques dans le numérique et se place en régisseur des normes du web.
C’est en tout cas la question rhétorique qu’adressait Sébastien Bazin, PDG du Groupe Accor, dans son intervention dans le cadre du Online summit business rebound qui avait lieu le 29 avril dernier. En effet, face à la crise sanitaire mondiale, l’Europe entière se mobilise tous azimuts pour endiguer cette pandémie aux lourdes conséquences économiques. Ainsi, États en première ligne, mais aussi grands groupes, industriels, artistes ou encore personnalités de la société civile se mobilisent tous, à leur échelle, via des mesures, des financements extraordinaires, ou encore simplement des actions de sensibilisation. Dans une tribune publiée récemment, je me demandais si Facebook, et par extension les géants du web, n’étaient pas les grands gagnants de la crise. Or, with great power comes great responsibility. Comment les grands du numérique ont-ils rejoint cette mobilisation généralisée ? Quelles sont les mesures concrètes prises par les GAFA dans cette période ?
Les GAFA seraient-ils de manière paradoxale les grands absents de la mobilisation mondiale face au Covid-19 ? Enquête.
Les GAFA face au Covid-19 : entre mesures tech controversées et financements de surface
Les premiers jours de confinement ont été rythmés par une série d’articles issus de médias spécialisés, mais également de grands titres généralistes qui tantôt informaient, tantôt saluaient la mobilisation inédite de Google et de Facebook qui ont donné accès à une partie de leur data de géolocalisation aux gouvernements du monde entier pour leur permettre d’étudier la propagation de la pandémie. En effet, s’agissant des mesures technologiques, les GAFA, grands collecteurs et détenteurs de data, apparaissent comme les chefs de file de la mobilisation. Google et Apple ont annoncé par exemple leur union en vue de proposer des solutions de développement de contact tracing. Dès la mi-mai, les systèmes d’exploitation mobiles iOS et Android seront ainsi en mesure d’accueillir des applications de suivi numérique des patients malades. Le but ? Retracer les déplacements des patients infectés au Covid-19, pour remonter la chaîne de transmission du virus (voir qui a été en contact avec les malades) et arrêter sa propagation. Dans un deuxième temps, Google et Apple comptent directement intégrer le contact tracing dans leurs systèmes d’exploitation ; les utilisateurs qui souhaiteraient activer cette technologie ne devront même plus télécharger d’application.
Mais ces mesures exclusivement technologiques comportent intrinsèquement des limites dans la mesure où elles ne sont pas accompagnées d’une forte réflexion sociologique quant aux usages et aux conséquences que ces dernières peuvent avoir sur la vie privée ou encore sur les libertés personnelles. De nombreux chercheurs et philosophes ont ainsi cherché à alerter quant aux conséquences irréversibles que la mise en place de ce qui s’apparente à un système de surveillance de masse en Europe dans le contexte du Covid-19 pouvait avoir sur le visage-même de nos démocraties occidentales… En France, il n’a fallu que très peu de temps, avant de voir naître la polémique liée à l’appli #StopCovid, précurseure des solutions qui sont en train d’être mises au point par Google et Apple.
On peut donc espérer une réaction tout aussi virulente face à la récolte et au contrôle d’informations si précieuses par des entreprises privées américaines — lesquelles se chargent ainsi d’une forte dose de biopouvoir[1].
Sur un plan économique, nous avons vu ces dernières semaines fleurir des initiatives des grands groupes mondiaux qui annonçaient tout un ensemble de mesures leur permettant de se joindre aux efforts collectifs pour combattre la pandémie. Ainsi, de nombreux chefs d’entreprise ont fortement diminué leur rémunération de manière à ce que la différence d’argent soit allouée aux fonds pour la recherche, l’information ou la production/ l’achat de masques, etc. … Des grands groupes hôteliers ont ouvert leurs hôtels vidés par le confinement aux personnes sans domicile fixe, qui ont pu ainsi se protéger du virus et arrêter de contribuer involontairement à sa propagation. Des entreprises mondiales du secteur cosmétique ont mis la production des crèmes et des parfums en stand byen faveur de la production de gels hydroalcooliques. Des grands groupes du secteur bancaire ont également débloqué des dizaines de millions d’euros d’aides aux hôpitaux, aux populations fragiles et aux élèves en difficulté. On l’aura compris, la mobilisation est grande à la hauteur de la gravité de cette crise.
Les GAFA(M) ont elles aussi rejoint cette mobilisation financière, directement ou indirectement. Les chefs de ces grandes entreprises, qui sont d’ailleurs détenteurs à l’heure actuelle des plus grandes fortunes mondiales, ont fait la course aux dons pour combattre le Covid-19. Ainsi, Jack Dorsey (Twitter), Bill Gates (Microsoft), Jeff Bezos (Amazon) ou encore Mark Zuckerberg (Facebook) font partie des chefs d’entreprise dont les dons ont été les plus conséquents au monde. Mais que Mark Zuckerberg et son épouse, Priscilla Chan, décident de verser 25 millions de dollars, via leur fondation, pour la recherche de thérapies pour soigner les personnes atteintes du Coronavirus, ne revient pas à la même chose que Facebook s’engage à payer un « impôt de guerre contre le Covid-19 ». En effet, ces dons sont faits à titre privé et la confusion souvent faite entre ces PDG fondateurs, stars de l’économie numérique, et leurs entreprises-mêmes apparaît ici comme étant bénéfique à ces dernières.
De la mobilisation soit, mais pour des entreprises dont le capital social est supérieur aux PIB de la plupart des petits États du monde, tout cela paraît encore bien léger… en tout cas, encore bien éloigné de la mesure liée à une taxation des GAFA de plus en plus plébiscitée dans le contexte du Covid-19.
Par ailleurs, si Google, Facebook et Apple ont pris des engagements, les GAFA comptent également parmi leurs rangs un « très » mauvais élève : Amazon.
Conçu initialement en tant que librairie en ligne sans problématique liée aux stocks et pouvant mettre à disposition de ses clients des livres rares, Amazon est d’abord apparu comme une opportunité pour les utilisateurs, mais aussi pour les éditeurs qui ont référencé en masse leurs produits. Depuis, Amazon s’est lancé dans la vente des livres d’occasion — évolution qui a mis les libraires dans une posture de concurrence vis-à-vis du géant du web, ou plus précisément les a basculé dans un système de « co-opétition »[3] dans le cadre d’une plateforme à trois versants — éditeurs — internautes et libraires, dont le grand gagnant est Amazon.
S’il est décrié pour avoir ainsi monopolisé le marché du livre, et, depuis sa forte diversification à la vente online de presque tout (prêt-à-porter, jeux, produits alimentaires…), pour chercher à s’accaparer l’intégralité du e-commerce, Amazon l’est aussi quant à sa gestion de la crise sanitaire Covid-19. En effet, pendant que la France entière était confinée, les commerces de proximité fermés et leur existence-même mise en péril par la mesure, « en périphérie des grandes villes, il continuait à exister des lieux où l’on se confinait à plus de mille » : les entrepôts logistiques d’Amazon[4]. Face à cette situation de fait profondément inégalitaire, le 14 avril, le tribunal judiciaire de Nanterre, saisi par l’Union syndicale Solidaires, a ainsi condamné Amazon à ne livrer que les « produits essentiels » (alimentaires, d’hygiène ou médicaux), qui représentent moins de 10 % des produits habituellement vendus par le e-commerçant, sous peine d’une amende s’élevant à un million d’euros par jour et par infraction constatée. Résultat des courses : Amazon a immédiatement suspendu les activités de ses centres de distribution dans le pays.
Dans une économie globale qui s’effondre à cause de la crise liée au Covid-19, les GAFA affichent une « une santé économique insolente » exacerbée par le confinement, dans la mesure où celui-ci oblige les individus à donner aux gestes et aux habitudes du quotidien une dimension virtuelle. Acteurs économiques mondiaux de première lice, les GAFA se doivent donc de contribuer massivement à l’effort collectif. Or, sous couvert d’une participation au niveau du tech, qui les concernerait en priorité, les mesures concrètes prises jusqu’à présent demeurent minimes.
L’absentéisme systémique. Un trait de figure des GAFA ?
Bien avant la crise du Covid-19, les GAFA ont fréquemment été mises sur le devant de la scène, accusées de proliférer des fake-news, décriées pour nuire aux éditeurs qui exigent depuis octobre 2019 un droit voisin en vertu du fait que ce sont leurs contenus qui font la richesse des plateformes, ou encore jugées de manière répétitive dans des cours européennes pour le non-respect des règles de la concurrence. L’absence de mesures a souvent été la réponse des GAFA face aux polémiques.
Avec le numérique, les règles et le fonctionnement de l’économie ont fondamentalement changé, mais sans évolution adéquate du cadre régulateur. Adam Smith théorisait la « main invisible »[5] dans un monde où on se déplaçait en charrette. Qu’en est-il du nôtre où tout est jeu d’écriture, gestion de flux d’informations beaucoup moins visibles, où les gate keepers ont été remplacés par les gate watchers et tout devient une problématique d’accès plutôt que de mise en visibilité ? Gratuité, plateformes multiversants[6], effets de réseaux directs et indirects[7], publicité automatisée et ciblée… il ne s’agit là que de quelques réalités de cette nouvelle économie qui se structure sur Internet et dont le marché pertinent devient le marché de l’attention — ou encore le marché de la data, cela reste à définir. La problématique ? Ce marché se concentre autour d’une poignée d’entreprises, les GAFA essentiellement, qui captent toute la valeur, au détriment de tout un ensemble d’autres acteurs voués à disparaître ou encore au détriment des producteurs de contenus.
Le grand problème des OTT (over the top), c’est qu’il s’agit de plateformes qui ne créent pas de contenu, qui ne participent pas au financement des infrastructures[8] (du réseau), qui profitent de l’optimisation fiscale[9] et consolident ainsi des positions monopolistiques de fait, difficiles à remettre en question par des challengeurs.
Pour ne prendre qu’un exemple : une startup pourrait très bien mettre au point un algorithme de moteur de recherche beaucoup plus performant que celui de Google. Aurait-elle pour autant ses chances de s’imposer sur le marché des moteurs de recherche, où Google a le bénéfice de l’antériorité et récolte de la data depuis les années 1990 ? Sans accès à toute cette data, aucun challengeur ne pourrait perfectionner son produit et proposer ainsi une meilleure qualité de service, et ce même dans le cas où son algorithme de base serait objectivement meilleur.
L’historique des données fonctionne en effet comme une barrière dans l’entrée sur le marché. Si une parfaite concurrence walrassienne[10] demanderait un échange de l’ensemble des données récoltées avec tous les acteurs, dans le réel, cela poserait bien entendu de vrais problèmes liés à la protection des données. C’est ce qui explique en tout cas aujourd’hui l’émergence d’un modèle économique à part entière dans le monde des startups : je crée une super appli, j’investis tout ce qu’il y a à investir pendant 5 ans et ensuite je vends à Google. Il s’agit du modèle économique du rachat, qui devient un hobby très prenant, mais cela crée de vrais problèmes de distorsion par rapport au marché publicitaire notamment.
Quelles sont aujourd’hui les autorités compétentes pour réguler ces services transnationaux, over the top ? L’Autorité de la concurrence française, la Commission européenne, la Federal Trade Commission aux États-Unis ? Ce n’est pas clair, et c’est bien ce qui fait que l’ensemble des problématiques en cours ne sont jamais réellement et définitivement tranchées.
On l’aura compris, les GAFA sont les grands absents de ce qui rend possible matériellement et économiquement cette interconnexion mondiale appelée Internet, et paradoxalement, ce sont ceux qui en profitent le plus. L’absentéisme semble systémique et inhérent au fonctionnement même des GAFA. Comme déjà évoqué, la crise du Covid-19 ne bouleverse pas profondément cet habitus par des mesures à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre d’elles. Cependant, à en croire les prises de parole officielles ou encore les modifications des interfaces de certaines GAFA, leur mobilisation dans le cadre du Covid-19 s’apparenterait quasiment à de l’activisme… Qu’en est-il en réalité ?
Parmi les GAFA, G&F les plus mobilisées ou les plus opportunistes ?
Au regard des premières réactions et des dispositifs mis en place dans la cadre du Covid-19, nous pouvons aisément séparer les GAFA en deux positionnements bien distincts.[11]
D’un côté, Amazon et Apple, qui n’ont pas des utilisateurs, mais des clients à satisfaire, ont mis en place des stratégies réactives, de réassurance, en affichant sur leur site internet de simples messages du type « Compte tenu de la situation actuelle, nos délais de livraison peuvent être rallongés » (Amazon), ou encore « Nos magasins sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Nous tenons cependant à offrir le meilleur service possible à notre clientèle. […] Nous avons hâte de vous revoir » (Apple).
De l’autre, Facebook et Google ont, quant à eux, mis en place des stratégies proactives visant à les crédibiliser face à leurs utilisateurs, mais également face aux clients professionnels, à qui elles vendent des espaces publicitaires dont le prix augmente en fonction du trafic qu’elles génèrent. Leur positionnement apparaît donc avant tout comme opportuniste, puisque faire preuve d’implication civique et de crédibilité informationnelle dans la lutte contre la pandémie apparaissait comme la condition sine qua non pour fidéliser les usagers actuels et pour en attirer de nouveaux. En effet, face à une crise mondiale, c’est le pendant informationnel des services comme Google et Facebook qui apparait comme étant le plus stratégique, et la mainmise sur l’espace public via le contrôle de l’information devient la pomme de la discorde des géants du numérique. Mais regardons de plus près les évolutions opérées par Facebook et Google dans le cadre de leur mobilisation contre la pandémie Covid-19 !
J’ai récemment dédié une tribune entière à Facebook et notamment aux conséquences néfastes que son positionnement en tant que plateforme d’information, exacerbé dans le cadre de la crise du Covid-19, pouvaient avoir sur l’industrie de la production du contenu. J’y ai détaillé un certain nombre d’évolutions de son interface qui « trahissent » de manière assez explicite ce nouveau positionnement. Depuis le 20 avril, la date de la publication de cette tribune, quelques autres évolutions de l’interface de Facebook ont attiré mon attention et ne viennent que renforcer cette même idée. Je ne vais prendre qu’un seul exemple : chacune de nos toutes premières connexions quotidiennes sur Facebook, s’accompagnent désormais d’une mise en avant dynamique, de type pop-in de la désormais fameuse rubrique « Covid-19 : Centre d’information » :
Mais assez avec Facebook. Qu’en est-il de Google ?
C’est en tout cas la question que je me suis posée lorsque j’ai tapé, il y a tout juste deux jours la toute première fois « Covid-19 » dans la barre dédiée aux requêtes du moteur de recherche. Voici ce sur quoi je suis tombée :
Rien ne vous surprend ? Sommes-nous toujours dans une SERP (page de résultats d’un moteur de recherche) ? Ou bien atterrissons-nous sur une page dédiée au Coronavirus structurée selon une logique bien précise de mise en scène de l’information et qui sert une ou plusieurs causes bien précises ? Vous l’aurez compris, ma question est rhétorique. Google a développé une landing page Covid-19, qui n’a pas besoin d’URL précise pour exister, qui s’affiche sans faille à une multitude de requêtes distinctes : « Covid-19 », « Coronavirus », « Covid », « nouveau coronavirus », « pandémie corona »… Bref, les chances que la sérendipité prétendue du web soit outrepassée et que l’on tombe sur cette page Google sont grandes…
Par ailleurs, cette page a une autre spécificité. A la différence de n’importe quel autre annonceur — gouvernemental, média, entreprise privée — pour créer cette landing page, Google n’a pas besoin d’être propriétaire des contenus présents sur cette dernière. Pour autant, cette page fournit au simple survol tout un tas d’informations qui peuvent se suffire en elles-mêmes (le nombre de cas, confirmés et de décès en France et dans le monde, les titres du jour dans les journaux nationaux et dans la presse locale, la liste des symptômes du virus, les moyens de prévention comme les gestes barrière, ou encore des statistiques détaillées…), justifiant par là-même la présence plus ou moins prolongée sur cette landing page d’un grand nombre de consommateurs d’information.
En réalité, cette évolution n’est pas si nouvelle que cela. Grâce à des snippets très enrichis, Google retient sur ses pages de recherches un trafic important d’internautes qui auparavant cliquaient sur le site de Météo-France pour connaître les pronostics météorologiques de la journée, se rendaient sur AlloCiné ou bien sur les sites des cinémas pour vérifier les prochaines séances, ou encore allaient sur les pages Wikipédia pour appréhender rapidement un sujet complexe ou une information qui leur échappait. En clair, via ce nouveau fonctionnement opportuniste, devenu criard dans le cadre de la crise actuelle liée au Coronavirus, Google détourne le trafic de tout un tas d’annonceurs qui deviennent obsolètes, ou en tout cas en directe concurrence avec Google lui-même qui choisit de rendre visible (ou non) les contenus que ces derniers produisent à leurs propres frais et efforts.
Une fois que l’internaute a identifié la réponse à sa requête — et ce sans même un clic supplémentaire -, quel intérêt de se rendre sur le site grâce auquel Google a été en mesure d’être apporteur de réponse ? Aucun. Surtout pour un consommateur d’information de plus en plus habitué au snack content, au tweet, à la micro-information, trait de caractère de l’infobésité.
Quels effets pour les producteurs de contenus ? Eh bien dans le cadre du Covid-19, le fait que la page dédiée du Gouvernement apparaisse en chef de file est considéré comme étant un engagement de la part de Google dans la lutte contre les fake-news et pour l’information et la pédagogie de masse à mener pour combattre la propagation du virus. Par ailleurs, faire partie des quelques titres listés à la une à un moment donné devient le saint graal de tous les médias, car ces derniers gagnent en visibilité et les chances qu’un titre plus accrocheur qu’un autre affiché sur cette page fonctionne comme un clickbait sont grandes. Et si demain le clic n’a plus lieu ? Et si la prochaine évolution d’interface de Google laissait les internautes piégés dans les SERPs tels les jeunes Athéniens offerts en proie au Minotaure ?
Que deviendraient alors les producteurs de contenu dont le modèle économique impose de se rattraper sur le versant publicitaire, ou alors ceux dont le ROI (retour sur investissement) justifie ou non de nouveaux budgets alloués à leur mission de communication ? Et qu’en est-il des consommateurs d’information et surtout de ceux qui, sans fil d’Ariane, ne sont pas suffisamment armés pour s’extraire du labyrinthe ? Selon quelles logiques Google sélectionne-t-il les contenus pertinents sur sa toute nouvelle page dédiée au Covid-19 ? Pourquoi me verrai-je proposer un titre issu de 20 minutes plutôt qu’un titre du Monde Diplomatique ? Pourquoi Paris Match et non le Courrier International ?
Ce ne sont que des exemples, mais ceux-ci illustrent comment les GAFA viennent s’immiscer dans l’espace public et cherchent à mettre une mainmise sur ce dernier de manière à surplomber l’économie et à renforcer des positionnements over the top.
On l’aura compris, les géants du web ne sont devenus des géants que parce qu’ils ont réussi à surfer sur leur dimension transnationale pour échapper aux logiques de régulation de la concurrence, aux impôts nationaux, ainsi qu’aux financements des infrastructures ou encore des contenus qui donnent tout le sens à leurs plateformes… Dans le contexte de la crise du Covid-19, malgré une apparence de transformation et d’audibilité de la part d’entreprises comme Google et Facebook, on voit que le syntagme « business as usual » est peut-être plus fort que jamais, et que ces acteurs voient dans la crise sanitaire une opportunité pour renforcer leur mainmise sur le marché de l’information et par extension sur l’espace public.
Si l’ensemble de ces points méritent une réflexion et des réponses précises incarnées par des évolutions du social et du politique, les GAFA ne sont pas les seuls acteurs de l’économie du numérique à « mériter » d’être pointés du doigt. En effet, depuis quelques années, des challengers crédibles structurés selon des logiques similaires à celles inhérentes aux GAFA leur permettant de surplomber et d’avaler des secteurs et des métiers à part entière, ont vu le jour. Il s’agit bien entendu des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber…) qui mériteraient eux-aussi une analyse à part entière.
[1] Le biopouvoir est un type de pouvoir qui s’exerce sur la vie : la vie des corps et celle de la population. Selon Michel Foucault, il remplace peu à peu le pouvoir monarchique de donner la mort. L’exercice de ce pouvoir constitue un gouvernement des hommes ; avant de s’exercer à travers les ministères de l’État, il aurait pris racine dans le gouvernement des âmes exercé par les ministres de l’Église.
[2] Le réseau social d’entreprise développé par Facebook, Inc. et proposant des outils tels que les groupes, la messagerie instantanée et le fil d’actualités.
[3] B. Nalebuff, A. Brandenburger, La Co-opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, Village Mondial, 1996.
[5] « La main invisible » est une expression forgée par Adam Smith au milieu du XVIIIe siècle qui désigne la théorie selon laquelle l’ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, guidées uniquement par l’intérêt personnel de chacun, contribuent à la richesse et au bien commun.
[6] Il s’agit de plateformes structurées autour de 4–5 versants d’activités avec des synergies entres marchés qui peuvent se nuire les uns aux autres alors que leur cœur de métier est complètement différent, et ce avec des répercussions très graves sur la concurrence, mais aussi sur les consommateurs. Des métiers entiers seront progressivement voués à disparaître juste parce qu’ils n’auront pas réussi à être compétitifs selon ces nouvelles règles.
[7] On parle d’effet de réseau direct quand la présence d’un consommateur supplémentaire sur le marché entraîne une valeur supplémentaire pour le produit pour tous ceux qui le consomment déjà ou pour ceux qui ne le consomment pas encore (nouveaux utilisateurs). Exemple : si aucune de nos connexions interpersonnelles n’avait de compte Facebook, nous n’aurions pas intérêt d’en avoir un non plus. On parle d’effet de réseau indirect lorsqu’un marché numéro 1 crée de la valeur pour un marché connexe numéro 2. Exemple : le marché de la vente de musique en ligne crée de la valeur sur un marché numéro 2 qui est celui de la vente des casques.
[8] Aujourd’hui quand on veut se lancer en tant qu’opérateur de téléphonie mobile en France, le régulateur oblige l’entreprise entrante à couvrir un pourcentage de la population française, mais aussi un pourcentage du territoire géographique de la France via son propre réseau (25 % lorsque Free s’est lancé en 2011). C’est ce qu’on appelle le coût de desserte, qui n’est guère intéressant à couvrir économiquement parlant pour l’entreprise, mais qui permet d’assurer qu’il n’y ait pas de diagonale du vide ou de grands exclus sur le territoire français. S’agissant des géants du numérique, à défaut d’une autorité transnationale en capacité de réguler, même si l’ensemble des « produits » des GAFA ne pourraient simplement pas exister sans le réseau et la couverture du plus grand nombre, aucune de ces grandes entreprises du numérique n’a financé quelconque infrastructure, et encore pire, ils bénéficient de manière outrancière de la bande passante d’un grand nombre d’opérateurs qui les jugent comme étant prioritaires par rapport à de plus petits acteurs. On pourrait se demander aujourd’hui dans quelle mesure il ne relèverait pas de la responsabilité des GAFA de financer le coût de desserte du continent africain, pour ne prendre qu’un exemple.
[9] Un grand nombre de théoriciens et économistes ont conçu les utilisateurs d’un ensemble de services comme Facebook, non plus en tant que consommateurs, mais en tant que producteurs de contenus et d’interactions qui donnent de la valeur à la plateforme. En effet, dans la mesure où c’est bien le travail des internautes qui s’inscrivent et passent leur temps sur Facebook qui donne plus de valeur au service pour les utilisateurs qui y sont déjà et accroissent l’attractivité de la plateforme pour ceux qui n’y sont pas encore, cette présence facilement assimilable au travail justifierait économiquement parlant une rémunération. Il faudrait donc que Facebook paie ses utilisateurs, c’est en tout cas le postulat soutenu en France par le rapport Collin & Colin (2013) qui conclut sur le fait que plutôt que de payer chacun des utilisateurs à hauteur de X euros par mois, il suffirait simplement de multiplier le chiffre avec le nombre d’utilisateurs actifs de Facebook en France pour déboucher sur le juste prix d’imposition du géant américain dans l’Hexagone. Il s’agirait ainsi d’un possible calcul de la somme imposable de Facebook en France. Le même type de calcul peut néanmoins se faire avec tout autant d’aisance au niveau européen.
Alors que 1,7 milliard de personnes à travers le monde sont contraintes de rester chez elles pour endiguer la propagation du nouveau coronavirus, les statistiques d’utilisation des médias sociaux explosent. Facebook n’y fait pas défaut. Ce réseau, jugé depuis quelques années comme étant poussiéreux ou has been, est peut-être le grand gagnant de la crise puisqu’il connaît un retour en force dont la plateforme compte tirer parti, comme en témoignent ses toutes nouvelles fonctionnalités. Le Covid-19 marquerait-il un tournant pour Facebook à la recherche d’un nouveau positionnement sur le marché de l’économie numérique ?
Devenus des outils indispensables pour maintenir le contact avec nos proches pendant le confinement, les réseaux sociaux ne font pas partie des secteurs fortement impactés par la crise économique liée au Covid-19. En effet, comme le montre une étude de Kantar, dans les dernières phases de la pandémie, la navigation globale sur le web a augmenté de 70 %. De même, le temps passé sur les médias sociaux a également connu une hausse de 61 % par rapport aux taux d’utilisation observés habituellement. Si Whatsapp, la plateforme de messagerie de Zuckerberg, est l’application de médias sociaux dont l’utilisation a le plus progressé, Facebook et Instagram ont tous deux connu une augmentation des connexions de plus de 40 % chez les moins de 35 ans.
Facebook nouvelle ère : une plateforme multifonction, « tout en 1 »
Il y a seize ans, lorsque Mark Zuckerberg lançait TheFacebook.com en 2004, la seule fonctionnalité de ce réseau social était de permettre aux étudiants d’un même campus de se rencontrer. Depuis, Facebook dépasse de très loin les visées initialement prévues dans son dispositif sociotechnique… et a pendant plusieurs années disposé d’une position monopolistique sur le marché du social media.
Malgré son déclin au profit de nouvelles plateformes –Twitter, Instagram, Whatsapp, Snapchat, TikTok – que le géant du web a tenté d’acquérir avec plus ou moins de succès, Facebook continue toujours à apparaître comme indispensable pour un grand nombre de ses utilisateurs, et ce n’est clairement pas pour les raisons qui les ont poussés à leur toute première connexion. Facebook a en effet su évoluer au fil du temps et de nombreuses fonctionnalités sont venues s’agréger à la plateforme pour enrichir l’expérience de ses utilisateurs. Qu’il s’agisse de Facebook Messenger ou de la fonctionnalité Événements, on trouve toujours une bonne raison pour ne pas supprimer son compte !
Il y a tout juste une semaine, le lundi 13 avril 2020, en faisant le tour des médias et des médias sociaux que je consulte régulièrement, lors de ma connexion sur Facebook (devenue quotidienne depuis le confinement), j’ai découvert le tout nouveau menu de la plateforme, lequel m’a interpellée à plusieurs niveaux…
Véritable tournant qui marquerait un nouveau positionnement de Facebook ou juste nouveauté UX de mise en scène des fonctionnalités qui m’aurait permis d’en prendre conscience ? Facebook se veut de plus en plus un tout nouveau web au sein du World Wide Web et qui, bien entendu, s’il devait arriver à ses fins, le supplanterait ! Pour étayer mon hypothèse, je vous soumets un schéma et je vous laisse juger par vous-mêmes !
Je vous l’accorde, la plupart de ces fonctionnalités ne sont pas fondamentalement nouvelles. Il y a cependant une entrée de ce menu qui a particulièrement retenu mon attention : la toute première !
Pourquoi ? Selon moi, elle marque une nouvelle ère qui permettrait à Facebook un positionnement stratégique nouveau ou, en tout cas, plus assumé, en tant que plateforme d’information.
Facebook à l’ère du Covid-19 : un nouveau Twitter ?
Crise sanitaire mondiale, plateforme utilisée mondialement… With great power, comes great responsibility, c’est en tout cas la posture politique endossée ouvertement par Facebook dans ses prises de parole officielles, mais également indirectement via de nouvelles fonctionnalités et via des messages dissipés un peu partout au sein de la plateforme…
En ce qui concerne sa position officielle, Facebook, tout comme Google, a annoncé le partage d’une partie de sa data avec les gouvernements du monde entier, de manière à permettre à des chercheurs de mieux comprendre la dynamique de la pandémie. Si cette ouverture sans précédent pourrait avoir de lourdes conséquences sur la vie privée et sur le visage de nos sociétés démocratiques – on ne sait toujours pas ce qui en sera fait, restons optimistes ! -, à ce stade, elle est avant tout extrêmement forte symboliquement parlant. Facebook et Google apparaissent sur la scène internationale en position de force, ils prouvent être des interlocuteurs aussi forts – sinon plus forts – que les Etats… Next step ? Une ambassade de Facebook dans tous les Etats du monde ?…
Mais revenons dans le digital (le confinement impose !). En effet, qu’il s’agisse de Facebook ou de Twitter, aucun de ces réseaux n’a conçu à l’origine son dispositif sociotechnique pour l’actualité et la presse¹. C’est bel et bien la fonction sociale de ces réseaux qui a imposé l’utilisation de ces plateformes pour partager et suivre l’actualité. En effet, l’information relève d’un besoin vital, celui d’être relié aux autres, et Facebook a pris assez rapidement conscience du potentiel de cet usage de sa plateforme. Ainsi, si en 2011 encore on se connectait sur Facebook presque exclusivement pour suivre l’actualité de ses amis et de sa famille, dès 2012-2013, un changement drastique de l’algorithme régissant le news feed de Facebook a donné une importance grandissante aux actualités avec un grand « A » au détriment de celles de nos connexions interpersonnelles. Un nouveau changement de cap a eu lieu en 2015, dans le contexte des attentats du 13 novembre à Paris, lorsqu’en créant les safety check Facebook se positionne en apporteur de solutions et en gardien des trajectoires du risque dans le cadre des crises… Or quel sujet possède un plus fort potentiel viral qu’une catastrophe, de préférence mondiale ?… Quelqu’un a dit « viralité » ? Que celle-ci ait lieu sur Facebook !
Vous l’aurez compris, la crise liée au Covid-19 vient simplement entériner cette fonction d’information et d’alerte de la plateforme. Sa dimension mondiale semble d’ailleurs donner à Facebook une légitimité toute nouvelle, puisque la plateforme crée le 13 avril 2020 une nouvelle entrée dans son menu : « COVID-19 – Centre d’information ».
Il ne s’agit en réalité de rien d’autre que d’un fil d’actualités thématique portant sur la pandémie.
Sans minimiser la gravité de cette crise sanitaire ainsi que l’indispensable mobilisation solidaire de l’ensemble des acteurs socio-économiques, Facebook y compris, Covid-19 reste malgré tout une actualité parmi d’autres… Or, proposer en tant qu’entrée distincte une actualité chaude au sein d’un menu de navigation, froid par définition – qui habituellement propose des grandes catégories à ses utilisateurs leur permettant ainsi d’explorer les fonctionnalités de la plateforme- est tout sauf anodin. S’agirait-il ici d’une première étape visant à habituer les utilisateurs européens de Facebook à sa nouvelle visée informationnelle² ? En effet, quid de « Covid-19 – Centre d’information » une fois la pandémie endiguée ? My guess ? Cette entrée sera aussitôt remplacée par une catégorie à part entière donnant accès aux actualités par Facebook, entérinant ainsi un usage de fait de la plateforme qui, de réseau social, deviendrait une plateforme d’information de manière assumée. Aux Etats-Unis, cela porte déjà un nom : Facebook News.
D’autres rubriques de la plateforme sont également impactées par le contexte de la crise sanitaire. Ainsi, au sein de l’entrée « Evénements », un message porté par Facebook-même interpelle : « Empêcher la propagation du COVID-19 est l’affaire de tous. Chacun, y compris les jeunes personnes en bonne santé, doit éviter les rassemblements durant cette période. Consultez les dernières directives de santé publique fournies par gouvernement.fr. ».
Mais l’exemple le plus parlant de cette posture qu’on pourrait qualifier d’étatique ou bien de paternaliste de la plateforme (qui prend à bras le corps la mesure de ses grandes responsabilités) est peut-être l’amalgame fait par Facebook dans ses « publicités » internes pour faire connaître au plus grand nombre son engagement et sa nouvelle rubrique « COVID-19 – Centre d’information » :
En effet, Facebook nous explique que s’informer – de préférence via sa plateforme – revient à lutter contre la propagation du virus. Si seulement c’était aussi simple ! Le raccourci est pleinement assumé par Facebook qui, ayant été sous la lumière des projecteurs comme vecteur de propagation des fakenews, propose ici un canal où son algorithme sélectionne et propose des articles issus de sources d’information officielles, au même titre que Twitter³. Mais selon quelle logique ? Avec quel impact sur les médias, sur les éditeurs de presse, dont la plateforme agrège les contenus qu’elle propose à ses utilisateurs ?
Les limites de la facebookisation du web
La crise sanitaire liée au Covid-19 apparaît ainsi comme une opportunité pour la plateforme de changer de cap et d’entériner son nouveau positionnement en tant que plateforme d’information. La logique n’est pourtant pas nouvelle. En effet, en octobre 2019 avait lieu un énorme bras de fer mettant autour de la table les éditeurs de presse européens et les GAFA. La pomme de la discorde ? La loi qui transpose dans le droit français la directive européenne sur le droit voisin qui oblige les agrégateurs d’informations, comme Google Actualités et bientôt Facebook News à rémunérer les éditeurs de presse pour l’utilisation de leurs contenus. Le problème ? Le refus des géants mondiaux du numérique de jouer le jeu et de rémunérer le contenu qui fait désormais la richesse de leurs plateformes.
Snippets, aperçus Facebook riches, ou encore affichages popin d’articles de presse internalisés aux solutions des grands du numérique, ont pour objectif ultime le fait de prolonger le temps effectif que nous passons sur le moteur de recherche ou encore sur un réseau social comme Facebook. Pour l’instant, rien de terrible pour nous, consommateurs d’information. Or, dans l’économie numérique, sites d’information, blogs de tous types, plateformes e-learning, encyclopédies, médias sociaux, etc., sont tous devenus des concurrents directs sur un seul et unique marché : celui de la publicité. Détourner le trafic d’un média sans contrepartie financière revient à le priver d’une source de revenus essentielle⁴ qui assure souvent sa survie même. En clair ? Si les internautes, pour s’informer, commençaient à se rendre exclusivement dans l’espace actualités de Facebook au lieu de se rendre directement sur les sites d’informations, à terme, à défaut de savoir réinventer leur modèle économique de manière efficace, tout un ensemble de médias seraient voués à disparaître. Ainsi, petit à petit mais avec certitude, le contenu se verrait appauvri à la fois qualitativement et quantitativement, au profit là encore des logiques monopolistiques… Les plus grands, les plus mainstream souvent, seraient les seuls à être en mesure de poursuivre leur activité.
À la différence de Google, Facebook semble néanmoins envisager une rémunération pour des contenus sélectionnés de manière qualitative au sein de sa future rubrique d’actualités, mais pas pour tous les médias et selon des logiques qui demeurent aujourd’hui encore opaques. Avec Facebook News, le géant du web semble s’octroyer une légitimité de sélection qui consacrerait la plateforme en tant qu’instance décisionnaire qui choisit des sources d’informations qui seraient pertinentes, légitimes en écartant celles qui ne le seraient pas. Ainsi, Facebook pourrait procéder à une purge progressive mais certainedes producteurs de contenus,viaune sélection à double étage. D’abord, avec l’aide de sa toute nouvelle armée de journalistes (permettant d’échapper au diktat de son algorithme tant décrié), Facebook fait un tri qualitatif entre les sources d’informations qui mériteraient de remonter dans son fil d’actualités et celles qui ne le mériteraient pas, avec un impact certain sur le trafic enregistré par ces dernières. Ensuite, si Facebook décidait de rémunérer seulement une partie des éditeurs de presse qui remontent dans son fil au détriment d’autres, une seconde vague d’éradication serait opérée, car ceux qui ne bénéficieraient pas de la contrepartie financière de la plateforme pourraient être eux-aussi pénalisés de manière arbitraire au risque de leur disparition même.
On l’aura compris, ce scénario prospectif où Facebook parviendrait à redorer entièrement ses lettres de noblesses en se réinventant en tant que plateforme d’information aurait potentiellement de lourdes conséquences sur l’industrie des médias et de la production de contenus. Ainsi, si les velléités initiales du WWW étaient de donner un accès libre à l’information qui deviendrait universelle, Facebook semble être sur le point de les trahir car sa politique aurait pour effet la paupérisation du contenu, l’uniformisation des points de vue, enfin, une main mise sur notre accès à l’information passée au crible de son algorithme ou de son bon vouloir.
Si Facebook a encore du chemin à parcourir et nous apparaît aujourd’hui comme encore loin d’être un outil indispensable à notre navigation sur internet, en réalité, cette projection est peut-être déjà en partie vraie pour Google qui est souvent confondu par les plus jeunes ou même par les plus seniors d’entre nous avec Internet même…
« Je pense que l’une des menaces les plus inquiétantes est toujours que quelqu’un prenne le contrôle de l’ensemble. Ça peut être un gouvernement ou une grande firme, selon le lieu et l’instant. Contrôler, ça peut vouloir dire bloquer, ça peut vouloir dire espionner les gens, ça peut être de la censure, ou ça peut être quand vous pouvez aller sur n’importe quel site mais en sachant que le gouvernement vous observe et peut vous mettre en prison s’il estime, d’après les sites que vous consultez, que vous représentez une menace. Donc garder le web ouvert est très important. »
Tim Berners-Lee (AFP, Londres, Royaume-Uni, 2012)
¹ A. Mercier et N. Pignard-Cheynel, « Mutations du journalisme à l’ère du numérique : un état des travaux », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 5 | 2014.
⁴ Si le recours à la publicité s’est imposé pendant longtemps comme le seul modèle économique viable sur internet, c’est parce que l’accès à une information universelle et gratuite était inscrit dans l’ADN même du web tel que conçu par Tim Berners-Lee. Le hic ? Ce marché de la publicité a petit à petit été accaparé de manière virulente par les GAFA. Ainsi, la part de Google et de Facebook sur le marché de la publicité en ligne dépassait 75 % en 2019 et pour l’instant semble continuer à grimper !